Les virus créés au labo, le doute à son paroxysme
Obsessions complotistes (1/5)
La pandémie du Covid-19 s’est accompagnée d’un étonnant sursaut des théories complotistes. L’idée d’une création délibérée des virus par l’homme, comme arme de destruction massive, persiste dans certaines sphères, en dépit parfois de toutes considérations scientifiques

Le conspirationnisme pullule depuis que le monde est monde et a connu une recrudescence avec l'arrivée du coronavirus. Toute cette semaine, «Le Temps» vous propose de revenir sur les rouages de cinq grandes théories du complot.
Avant tout, il serait bon de s’entendre sur la définition du complot. Selon le Petit Robert, il s’agit d’un nom masculin identifiant un projet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un, contre une institution et plus largement comme un ensemble de manœuvres secrètes concertées. Un terme lui-même synonyme de conspiration, caractérisée comme l’entente dirigée contre quelqu’un ou quelque chose.
Ces théories pullulent inlassablement depuis des siècles et ont renoué avec le succès ces derniers mois au fur et à mesure que la pandémie de Covid-19 s’est propagée aux quatre coins du monde.
Lire aussi: Les incroyables théories du complot liant 5G et coronavirus
Ainsi, le coronavirus ne serait qu’une façon, pour l’OMS, de couvrir les méfaits supposés de la 5G pour la santé ou une création de Bill Gates dans le but de réduire la population mondiale et de tirer d’immenses profits financiers d’un éventuel vaccin. Pour les complotistes, le virus ne serait qu’une création de laboratoire. «Certaines recherches suggèrent que dans des périodes d’incertitude sociale, nous avons besoin, en tant qu’êtres humains, de trouver une explication simple, avance Giulia Valsecchi, doctorante en psychologie sociale à l’Université de Genève. Dans ces périodes, l’être humain peut ressentir le besoin d’avoir un ennemi tangible qu’il peut blâmer, les théories du complot peuvent fournir cet ennemi.»
L’incertitude, mère de complot
Ce n’est pas la première fois qu’un virus et qu’une pandémie soulèvent des interrogations. En 2009, la pandémie de grippe A et le développement de son vaccin sont devenus un terreau fertile pour les conspirationnistes qui attribuaient l’existence du virus H1N1 à la CIA, aux laboratoires pharmaceutiques ou encore à Barack Obama. Il faut dire que dans ces différents contextes, les autorités politiques et scientifiques ont longtemps navigué à vue. «L’adhésion à des théories du complot peut être liée à une perte de confiance envers les experts, les médias, les politiques», ajoute Giulia Valsecchi.
La pandémie du Covid-19 en est la parfaite illustration. Port du masque, immunité, transmission ou encore apparition du virus: l’opinion publique a dû subir les discours et recommandations discordants des autorités. «La quantité d’informations, parfois contradictoires, à laquelle nous sommes confrontés joue un rôle très important. Internet nous donne beaucoup d’informations en les relayant toutes sur le même plan. Cette profusion a semé du doute», ajoute la doctorante genevoise.
Le droit au doute n’est-il pas légitime dans une société démocratique? Dans son ouvrage La Démocratie des crédules (PUF, 2013), Gérald Bronner le juge fondamental. «Sans ce droit au doute, la connaissance humaine ne pourrait se corriger. Si ce droit était retiré au monde de la science, aucun progrès de la connaissance ne pourrait être envisagé: les théories scientifiques dominantes seraient considérées comme immuables.» Mais selon lui, ce droit peut devenir, sans contrainte, une forme de nihilisme mental, une négation de tout discours.
Le VIH, un cas d’école
Virus le mieux connu de la science, le VIH est toujours au centre d’innombrables théories du complot. Certains peinent à croire aux liens entre le virus et la maladie du sida. «Le VIH remplit bien les principes du postulat de Koch que sont l’association épidémiologique avec le sida, l’isolement de l’agent pathogène chez les personnes malades, et sa transmission à un organisme non infecté», rappelle pourtant Alexandra Calmy, responsable de l’Unité VIH/sida aux Hôpitaux universitaires de Genève. Ces critères sont destinés à établir le lien de causalité entre un agent pathogène et une maladie.
En outre, un sondage IFOP mené en 2018 a révélé que 32% des Français restent persuadés que le VIH a été créé en laboratoire et testé sur la population africaine. «Dans le cadre du VIH, ces théories ont eu un impact dévastateur, en retardant la prise en charge de l’épidémie dans certains pays», déplore Alexandra Calmy. «Le VIH s’est propagé à la faveur des changements sociologiques, de l’urbanisation intense des grandes villes africaines, et du développement des modes de transports du XXe siècle. Les virus n’ont pas d’idéologie, ils suivent les chemins qu’on leur propose. De même que le coronavirus s’est propagé dans le monde globalisé, en constante interaction, et en un temps record», poursuit-elle.
Comment expliquer dès lors que l’incertitude persiste dans des cas où le fait scientifique semble bien établi? «Dans le contexte de la pandémie que nous traversons, la question autour des virus fait réémerger des tensions politiques qui peuvent s’exprimer par des théories du complot. Certaines d’entre elles affirment que le coronavirus a été créé dans des laboratoires. Le simple fait d’activer cette croyance peut réactiver d’autres théories», étaie Giulia Valsecchi. «L’adhésion n’est pas nécessairement motivée par la cohérence entre les théories mais par la cohérence entre chaque théorie prise de manière individuelle et par l’idée qu’un ordre supérieur contrôle notre environnement.»
Ne pas refuser le débat
Faut-il alors considérer ce discours comme pathologique et refuser le débat? Pas vraiment si l’on en croit la doctorante en psychologie, selon qui tout individu pourrait à un certain moment adhérer à une théorie complotiste. «Le contexte social et les effets qu’il peut avoir sur la psychologie individuelle de chaque individu sont très importants. Toutes ces théories peuvent servir à défendre une idéologie sociale et politique bien précise. Et certaines théories du complot comportent parfois des éléments de vérité», conclut la doctorante genevoise.
Certains virus sont nés dans des laboratoires mais à des fins purement scientifiques. L’émission scientifique de la RAI avait consacré en 2015 un reportage sur une expérience menée dans un laboratoire en Chine. Une étude publiée quelques mois auparavant dans la revue Nature Medicine révélait qu’un groupe de chercheurs chinois avait généré un virus chimérique en utilisant l’enveloppe du SRAS et un virus de chauve-souris, le SHC014.
S’il n’existe pas de profil type du complotiste, plusieurs recherches ont mis en avant des caractéristiques communes chez ses adhérents. «Une orientation politique extrême ou l’absence de position politique peuvent augmenter l’adhésion à ces théories», conclut Giulia Valsecchi, sphère où plus qu’ailleurs il peut exister une méfiance vis-à-vis des pouvoirs politiques et médiatiques.