Société
Elles font vibrer, craqueler, trembler, grésiller leur voix. Pourquoi les Américaines parlent-elles de manière si étrange? Cumulé à l'«uptalk» et à l'abondance de «likes», c'est le feu d'artifice

«I’m sooo sorryyyyyy!» Prononcez la phrase en parlant très fort, de préférence de façon gutturale, et en la terminant dans une espèce de râle rauque qui évoque le vol de hannetons lourdauds, et vous ferez une parfaite Américaine. Ou plutôt: une Américaine qui pense qu’elle doit parler de façon maniérée pour se rendre intéressante.
Cette technique a un nom: le vocal fry. On parle aussi de creaky voice. En français, cela donne friture vocale, voix craquée. Ou laryngalisation. Couplé à un timbre de voix criard tendance canard, le cocktail est explosif et fait des ravages. Oreilles sensibles s’abstenir.
Scientifiquement, tout s’explique: pour devenir une pro du vocal fry, il faut resserrer les cartilages aryténoïdes du larynx et comprimer les cordes vocales, qui vibrent ensuite à coups de 20 à 50 impulsions par seconde. La voix devient plus grave, environ deux octaves au-dessous de la fréquence normale. Si des hommes, à l’image du Secrétaire d’Etat Henry Kissinger, ont ce genre de voix, le tic est avant tout féminin. Ou c’est du moins chez les femmes qu’il est le plus prononcé, remarqué et commenté.
Kim Kardashian, numéro un
Aux Etats-Unis, l’artifice langagier est surtout répandu chez les femmes actives blanches qui veulent afficher un statut social supérieur, et chez les adolescentes. Des comédiennes ou chanteuses comme Britney Spears, Katy Perry, Scarlett Johansson ou encore Zooey Deschanel ont contribué à étendre la mode de la voix-grenouille, la bouche en cœur. Mais à en juger par le nombre d’articles qui lui sont consacrés, c’est bien Kim Kardashian qui reste numéro un dans le domaine.
L’épidémie a éclos il y a quelques années. En 2010, la linguiste Ikuko Patricia Yuasa parlait encore de «phénomène émergent», de «nouveau genre de voix féminine». La voix craquée féminine est perçue comme «hésitante, non agressive et informelle, mais également comme instruite, dénotant un mode de vie urbain et une mobilité sociale ascendante», signale-t-elle dans une étude consacrée au phénomène.
Aujourd’hui toujours, les Américaines raclent leur voix, dans les bars, à la télévision, dans les rayons des supermarchés bio ou les «nails spa», le plus souvent quand il s’agit d’exprimer quelque chose de négatif, une déception. Ou une bonne nouvelle mais sur un ton grave.
Glamour? Quel côté glamour?
Travailler et transformer sa voix fait partie des stratégies usuelles pour gagner en persuasion et en pouvoir. On peut gommer des imperfections, rendre sa voix plus basse, plus sexy, rivaliser d’ingénuité pour capter l’attention. On l’adapte à ses interlocuteurs.
On a d’ailleurs tous forcément eu recours à la friture vocale, un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour en tester l’effet. Sauf que le côté glamour du vocal fry travaillé et permanent, qui n’a rien à voir avec les voix de fumeuses compulsives, on peine à le percevoir, la «prouesse» vocale étant souvent accompagnée de grimaces. Alors pourquoi passer ses cordes vocales à la grande friture?
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Par mimétisme, pour ressembler à des stars qui le font? Pour se donner de la contenance, paraître sophistiquée, et tenter de passer pour une femme au «mode de vie urbain et à une mobilité sociale ascendante»? Des études acoustiques ont démontré que le timbre de voix des Américaines baisse continuellement depuis les années 1960.
La différence de la fréquence de la voix entre les deux sexes – environ 200 hertz chez les femmes et 100-150 chez les hommes – a donc tendance à se combler encore un peu plus avec la voix craquée. Comme si le but était de gommer toute différence pour espérer un impact similaire.
«Moins dignes de confiance»
Mais avis aux «serial vocal fryeuses»: une étude publiée en 2014 par l’Université de Duke se révèle assassine. Les femmes qui minaudent avec leur vocal fry trouvent plus difficilement du travail, ont démontré des tests comparatifs. Malgré leur voix plus basse, elles sont perçues comme «moins compétentes, moins instruites, moins dignes de confiance». Elles agacent et crispent.
Verdict: il faut s’en débarrasser au plus vite! D’ailleurs, avouons-le, il nous est plusieurs fois arrivé d’éteindre la télévision pour y échapper: les voix vibrantes de certaines présentatrices finissent par lasser, pour ne pas dire sérieusement agacer. Des thérapeutes, d’ailleurs, osent parler de «trouble». A force de trembloter et d’imiter des grenouilles fatiguées, le vocal fry peut abîmer les cordes vocales.
L’auteur féministe Naomi Wolf a fustigé cette évolution sociologique dans un texte publié en 2015 dans le Guardian, invitant les femmes à abandonner ce maniérisme et à récupérer leur forte voix. Le phénomène déborde des frontières américaines et contamine le monde anglo-saxon.
Cally Foster, directrice de la Société des enseignants de diction et de théâtre basée en Angleterre, a ajouté après la publication de l’opinion de Naomi Wolf: «Cela paraît extraordinaire que des femmes, qui se sont battues pour le droit d’être entendues risquent désormais de ne pas être écoutées ou prises au sérieux en adoptant un obstacle langagier, qui est au mieux risible, au pire dommageable pour la voix», déclare-t-elle dans le même journal.
L'«uptalk» et les «likes»
Le vocal fry n’est pas l’unique tic langagier des Américaines qui a tendance à s’étendre dans la durée. L'uptalk, qui consiste à donner à chaque déclaration des intonations de questions en relevant le ton en fin de phrase, est encore très prisé des adolescentes. Et puis, il y a le fameux «like», employé à toutes les sauces.
Là, encore ce sont théoriquement les jeunes filles qui sont les plus touchées par l’épidémie. Il faut dire que certaines l’utilisent chaque trois, quatre mots. Mais, grand drame, les femmes plus âgées sont elles aussi toujours plus contaminées.