Interview
La mobilisation pour le climat et la baisse du nombre de permis de conduire délivrés aux 18-24 ans en Suisse pourraient laisser croire que les jeunes se désintéressent de la voiture. Pourtant, une étude de l’EPFL conclut que les adultes de demain y restent très attachés

Le Nyonnais Thomas Erbrich a 17 ans et, comme chaque année, il va se rendre au Salon de l’auto à Genève. Le jeune homme se réjouit plus encore que d’habitude: il va bientôt passer son permis. «Les voitures sportives, de luxe, me font rêver mais je sais que j’ai peu de chances de m’en offrir une un jour. Si ça arrivait, je choisirais un véhicule respectueux de l’environnement […]. Ce qui m’intéresse, ce sont les nouvelles technologies, qui deviennent de plus en plus intéressantes et accessibles.»
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Thomas n’est pas une exception. Si le nombre de permis de conduire délivrés en Suisse est en légère baisse auprès des 18-24 ans (-2% entre 2016 et 2017), l’idée reçue selon laquelle les jeunes délaisseraient la voiture, poussés notamment par une prise de conscience des enjeux climatiques, est mise à mal par une enquête européenne. Celle-ci a été lancée en 2016 par le Laboratoire de sociologie urbaine (Lasur) et le Media Social Lab de l’EPFL; ses conclusions feront l’objet d’un article scientifique à paraître au printemps. Guillaume Drevon, chercheur au Lasur, nous éclaire sur ce que cette étude dit du rapport des jeunes à l’automobile.
Le Temps: Les statistiques fédérales et plusieurs études européennes montrent que le permis de conduire a moins de succès, comment expliquer ce phénomène?
Guillaume Drevon: Il y a plein d’éléments contextuels et d’évolutions sociétales qui peuvent expliquer ce recul: des études plus longues, des jeunes qui restent de plus en plus longtemps chez leurs parents, un renforcement de l’offre de transports publics et un phénomène d’attractivité des métropoles où l’offre de mobilité alternative à la voiture est plus importante. On ne peut donc pas conclure que les jeunes se désintéressent des automobiles.
Pourquoi avoir choisi d’étudier les 14-17 ans et non les jeunes conducteurs?
L’idée était de les interroger dans leur rapport à la voiture avant la transformation des convictions qui sont souvent liées aux études supérieures. Il s’avère qu’il est très positif. Il faut cependant mettre en parallèle le fait qu’ils perçoivent négativement les transports publics, souvent associés à une forme d’insécurité et de promiscuité.
La dimension écologique, le qualificatif «polluant» n’arrivent pas du tout dans le top 5 des principaux adjectifs associés à la voiture. On est extrêmement surpris
Dans cette idée de rapport «intact» à la voiture, le permis de conduire reste-t-il un marqueur du passage à l’âge adulte?
Tout à fait. Nous avons complété notre enquête quantitative avec des entretiens auprès d’adolescents et de leurs parents. Il ressort que le permis reste une ligne importante sur le CV. Il faut le permis pour être autonome, en particulier dans les espaces périurbains et ruraux. Il faut aussi rappeler que le permis est obligatoire pour l’accès à certains emplois.
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En dehors de la liberté que symbolise le permis, comment les jeunes perçoivent-ils l’objet voiture?
La voiture est considérée comme pratique, rapide, confortable, sécurisante. On a demandé d’adjoindre des adjectifs au mode de transport dans plusieurs registres (fonctionnel, économique, environnemental, esthétique). La dimension écologique, le qualificatif «polluant» n’arrivent pas du tout dans le top 5 des principaux adjectifs associés à la voiture.
Partout en Europe, la seule formation à la mobilité, c’est le permis de conduire!
C’est étonnant, au vu des récentes mobilisations pour le climat…
Il peut y avoir un effet d’ascendance: le processus de socialisation fait qu’en fonction de l’entourage familial, des expériences, on va se construire une image d’un objet – voiture, bus, etc. Je vous avoue qu’on n’a pas plus d’explication, on est extrêmement surpris. Et ça pose la question de l’éducation à la mobilité: partout en Europe, la seule formation à la mobilité, c’est le permis de conduire!
Selon vos recherches, la voiture semble être un outil fonctionnel, une bulle rassurante. Quid de l’aspect bling-bling?
L’esthétisme arrive après l’aspect fonctionnel mais reste un facteur important, surtout chez les classes populaires. Cela renvoie à l’image de soi. Désir de possession veut dire appropriation et s’approprier, c’est disposer de l’usage de la voiture mais aussi y mettre des affaires, y habiter en quelque sorte.
Donc la perception de l’automobile diffère selon les milieux socioculturels?
Tout à fait. Et géographiques. Par exemple, les adolescents issus d’espaces ruraux considèrent davantage que la voiture rend autonome. L’offre de transports est peu dense, on attend le permis pour s’affranchir des parents. Ensuite, les ados issus de milieux aisés vont considérer la voiture positivement au niveau fonctionnel, et dans une certaine mesure polluante. Leur conscience écologique est plus affûtée.
Observe-t-on également des différences de perception à travers le prisme du genre?
Les garçons associent la voiture à l’esthétique, la sécurité et plus à la pollution que les filles qui, elles, mettent en avant le côté fonctionnel. Il y a une dimension sécurisante du véhicule liée à l’éducation des filles en général: se déplacer seule en transports publics est considéré comme plus dangereux pour elles.
Selon votre étude, les garçons estiment qu’ils auront facilement accès à une voiture plus tard, contrairement aux filles: cela témoigne d’une inégalité d’accès à la mobilité constatée dans plusieurs enquêtes européennes. Pourquoi?
D’abord, les garçons sont davantage encouragés à passer le permis, et leur socialisation à la mobilité est plus importante: dès leur plus jeune âge, ils sont plus libres dans leurs mouvements. Plus de mobilité, c’est plus de confiance en soi. Les filles auront acquis moins de compétences, et franchir l’espace, c’est accéder aux ressources socio-spatiales, donc acquérir du capital.
Finalement, vous dites que l’imaginaire lié à la voiture chez les adolescents est «globalement positif» mais ambivalent. Qu’entendez-vous par là?
Il est ambivalent parce qu’il y a des considérations positives et négatives dans les registres. Mais aussi parce qu’il faut mettre en lien ces résultats avec les pratiques quotidiennes: des ados qui n’ont pas le permis prennent les transports publics, donc ils idéalisent un peu la voiture. A cet âge, on peut aussi dire que la voiture, c’est celle de papa-maman, donc c’est rassurant.