«J’ai travaillé comme un dingue!» L’exclamation, dans la bouche d’un «adolescent» de 94 ans, a la fraîcheur des aveux sincères. Banquier privé, issu d’une cohorte protestante qui a construit le légendaire «esprit de Genève», Yves Oltramare a publié son premier livre ce printemps. Son intention initiale était de décrire son cheminement spirituel. Comment il a découvert, à 47 ans, sa vocation: être «rencontreur d’Homme». Il a présenté son manuscrit à un éditeur, qui l’a convaincu d’intégrer une partie autobiographique dans l’ouvrage. Yves Oltramare s’est donc replongé dans les carnets intimes qu’il tient depuis ses 14 ans et a recommencé son labeur de rédaction.

Que cet éditeur soit ici remercié! La vie d’Yves Oltramare, témoin du XXe siècle, a le souffle d’un Bildungsroman genevois. Son père organise en secret, dans le salon familial, une rencontre entre diplomates pour tenter de résoudre la crise d’Abyssinie qui fracasse le monde dans les années 30. Envoyé en Allemagne par ses parents à l’été 39, le jeune Genevois fréquente une famille qui sera active dans l’opération Walkyrie, complot manqué pour assassiner Hitler.

Jeune homme, il travaille à New York pour Lehman Brothers, la banque alors naissante qui va révolutionner la finance mondiale. Pour elle, il participe notamment à l’introduction en bourse des automobiles Ford. Aux Etats-Unis, il fait l’expérience du maccarthysme: informés qu’un exemplaire du Capital de Marx figure dans sa bibliothèque, trois agents du FBI débarquent dans son bureau pour l’interroger. Rentré en Suisse, il sera de ceux qui, dans les années 60, ont construit la mondialisation de l’économie, à coups d’aller-retour en Concorde entre les capitales financières. Une vie romanesque, couplée à un cheminement spirituel dont Yves Oltramare parle avec des mots forts et clairs.

Le Temps: Avoir grandi à Genève, était-ce important pour la suite de votre vie?

Yves Oltramare: Qu’aurais-je été si j’avais été élevé dans un autre cadre? Mon milieu familial a été déterminant. Mon père était médecin. Il a été confronté à tous les problèmes sociaux de son temps. Son travail m’a beaucoup marqué, dans une époque extraordinaire [l’entre-deux-guerres, ndlr], faite de solidarité et de simplicité. La question du bonheur ne se posait pas. Nous étions dans la vie.

A 11 ans, vous avez subi un double tabassage qui a marqué votre jeunesse.

La vie politique était terriblement active à cette époque. Les tensions étaient marquantes. J’étais très jeune, je ne comprenais pas les enjeux, mais je ressentais tout cela. En novembre 1932, l’atmosphère était fiévreuse. A la sortie de l’école, j’ai effectivement été pris à partie par une bande de gamins qui m’ont pris pour le fils du leader fasciste Georges «Géo» Oltramare. Plus tard, ce sont des petits fascistes qui m’ont frappé, croyant que j’étais le fils d’André Oltramare, socialiste et frère du premier. Mon père m’a envoyé suivre des cours de boxe pour m’apprendre à mieux me défendre. Avec le recul, ces événements m’ont fait réfléchir. On me tapait dessus au nom d’un projet politique que je ne comprenais pas et à cause d’un gars que je ne connaissais pas. Tout était lié à l’identité que je portais aux yeux des autres.

Ces événements et la création, bien des années plus tard, de la chaire qui porte votre nom au Graduate Institute, Religion et politique dans le monde contemporain, ont-ils un lien?

La chaire a en effet ses racines dans ce tabassage, qui est le résultat du mélange entre dogmatisme et politique. J’ai connu les idéologies fascistes et communistes dans ma jeunesse. Je me suis dit que les politiciens doivent comprendre que le phénomène religieux n’obéit pas à la logique de la géopolitique qu’ils connaissent. Dans ma jeunesse, l’idéologie était incarnée par des personnalités: Staline, Mussolini et Hitler. On se rattachait à des figures, comme le général Guisan, qui était notre icône. Aujourd’hui, il y a un vide. On se retrouve devant des identités. On me dicte des actes au nom d’un Dieu. Cela représente une dérive terrible. Je tire un bilan extraordinairement positif de notre époque, mais nous sommes dans l’inconnu. C’est pour cela que le dialogue entre les responsables politiques est nécessaire.

Vous avez participé à l’introduction en bourse de l’entreprise Ford, vous avez conseillé l’ONU pour ses placements financiers: vous incarnez la mondialisation qu’a connue le XXe siècle, non?

J’ai été marqué par la pensée de Pierre Teilhard de Chardin. C’était une vision très nouvelle, influencée par la théorie de l’évolution de Darwin. Dans cette conception, la Terre est un grand village. Faire partie de l’humanité, c’est expérimenter le vivre-ensemble. Toutes les inventions portent sur des expériences de communication. De la marche à la roue en passant par le bateau. Aujourd’hui, tout le monde communique. En voyageant, j’ai senti cette évolution de tout mon être. Partout, chaque fois que je rencontre quelqu’un, je sais que l’on arrivera à se parler. A l’inverse, ces mêmes personnes, dans un cadre identitaire, perdent leur unicité.

La communication devient impossible. Je suis toujours plus convaincu par les travaux de Trinh Xuan Thuan sur le Big Bang, dont le point de départ reste un mystère complet. On sait seulement qu’il y a 13,8 milliards d’années, il s’est passé quelque chose dans l’espace-temps. Certains ont besoin d’y détecter un sens faute de quoi l’humanité irait dans le mur et pourrait disparaître en quelques décennies. Je ne l’exclus pas. Mais cela ne m’intéresse pas beaucoup. Devant cette inconnue, je prends l’évolution comme un tissu, où chaque atome, chacun est essentiel. Je suis en droit de considérer comme extraordinaire tout ce qui fait partie de cette évolution. Cela permet de vivre des expériences plus satisfaisantes, dans notre vie personnelle comme au travail. C’est ainsi que j’ai tenté de mener ma vie.

Vous n’êtes donc pas d’accord avec les collapsologues qui prédisent un effondrement de la civilisation industrielle?

Je suis adepte d’une pensée positive mais je ne nie rien des problèmes existants. Je ne dis pas que l’on va y échapper. Nous n’avons pas le choix. Mais nous devons sauver ce que nous pouvons.

Que pensez-vous des jeunes qui manifestent pour la planète?

J’y vois une espérance extraordinaire. On ne va peut-être pas échapper au réchauffement, si ce que disent les scientifiques est exact. Mais les manifestants ne se laissent pas attraper par des promesses illusoires. Ils savent que le monde ne va pas changer pour leur faire plaisir.

Comment avez-vous commencé à écrire votre journal, à l’âge de 14 ans?

J’étais à Stuttgart, en Allemagne, à l’été 1939. J’étais seul et très malheureux. J’ai commencé à me parler à moi-même, dans mon carnet. Je l’ai relu pour la rédaction du livre: dans un épisode, je soigne un petit oiseau blessé. Dans un autre plus loin, je retranscris des conversations de cette époque tourmentée du nazisme. Les circonstances ont fait que j’ai rejoint mon frère, accidenté, à Munich.

Lui était logé par une dame Canaris, sœur de l’amiral Wilhelm Canaris, qui finira pendu à la suite de l’échec de la tentative d’assassinat d'Hitler. Si on avait mis la main sur mon carnet, elle aurait pu avoir des problèmes. J’ai continué à tenir ce journal, où je raconte comment je percevais, depuis Genève, les événements de la guerre. Je retranscrivais également les longues discussions que nous avions avec mon père. Comme médecin, il était souvent dérangé pendant la nuit. A son retour, il nous arrivait de discuter pendant des heures.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de rédiger un premier livre, à 90 ans passés?

Mon livre n’est pas un livre de recettes. C’est un témoignage que j’ai beaucoup hésité à partager. Se mettre à nu, comme protestant, à Genève, cela ne va pas de soi. Depuis tout jeune, j’ai envie d’écrire pour comprendre. J’ai la chance d’atteindre un âge certain et de «carburer» normalement. Ce serait une erreur de penser que ma vie est un modèle à suivre. Mais mon livre peut aider des gens à comprendre combien ils sont précieux. Quand je prends des notes, un dialogue intérieur s’installe. Découvrir que ce dialogue est possible en soi, c’est une expérience spirituelle. Le protestantisme m’a permis, par la liberté que j’avais, de devenir ce que je suis.

Vous présentez la retraite spirituelle comme une ressource. Comment l’avez-vous découverte?

J’ai été influencé par la pratique qui en est faite à Taizé. J’avais fait des retraites avec mes parents également. Cela m’avait déjà beaucoup parlé. Mais c’est ma rencontre avec le père Maille qui a été décisive. J’avais fait sa connaissance à New York et je l’ai retrouvé par hasard en Europe. J’avançais dans la vie et je ressentais le besoin de faire le point. C’est lui qui m’a permis de découvrir les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et cela m’a transformé. Depuis, j’éprouve le besoin de me retirer une semaine par an. Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est de rencontrer des gens qui en ont bavé, lors de ces retraites. On y échange peu d’idées abstraites. On échange avec des gens qui sont dans le concret de la vie. C’est ma sensibilité. Je ne prétends pas que ce soit le chemin pour tout le monde. Mais quand les choses viennent à vous, il ne faut pas faire de résistance.

Vous parlez de vous comme d’un «adolescent», du point de vue spirituel. Pourquoi?

C’est très important. Un des dangers de la vie religieuse, chez les fondamentalistes, est de partir à la recherche d’identités figées. C’est le danger des gourous, qui demandent à être suivis. J’en ai vu, dans la finance également, suivis aveuglément par leurs clients. Moi je sais qu’il existe une évolution constante. Mon parcours me donne un sentiment d’accomplissement et de sérénité. Il ne correspond pas à la recherche du bonheur. Je souhaite dire aux gens qu’ils doivent découvrir eux-mêmes qu’ils sont formidables.

Vous avez exercé une profession dont les excès d’avidité peuvent nuire à la planète entière. N’était-ce pas en contradiction avec vos convictions religieuses?

L’avidité n’a rien à voir avec la banque. Je considère au contraire que cela a été une chance extraordinaire d’exercer mon métier. Cela m’a confirmé qu’il y a une voie entre spiritualité et action. La finance, cela touche tout le monde. Mon bureau ressemblait à un confessionnal. J’y recevais des familles entières. J’étais un peu moins technicien que d’autres associés.

Après cette mise à nu, appréhendez-vous les réactions dans la société protestante genevoise?

Autrefois, j’aurais pu avoir cette appréhension. Mais plus aujourd’hui. Je connais bien mon public. Et au-delà de 90 ans, vous ne vous préoccupez plus de ce qui se dit sur vous.

«Tu seras rencontreur d’Homme», Yves Oltramare, 264 pages, Editions Labor et Fides


Questionnaire de Proust

Si vous pouviez changer quelque chose dans votre biographie, ce serait? Rien, sinon je n’aurais pas pu écrire mon livre.

Le livre que vous lisez en ce moment? «Les Nouvelles Routes de la soie» de Peter Frankopan

Le livre que vous n’avez jamais réussi à terminer? «L’Etre et le Néant», de Jean-Paul Sartre.

L’homme ou la femme politique que vous admirez le plus? Nelson Mandela.

Votre héros de fiction préféré? Robin des bois.

En quoi excellez-vous? Rassembler, mettre les gens ensemble pour en tirer le meilleur.

Que détestez-vous? Les commérages.

Ce que vous appréciez le plus chez vos amis? La franchise.

Qui pour incarner la beauté? Les pommiers en fleur du Japon.

Qui pour incarner l’intelligence? François Cheng.

Un endroit pour finir votre vie? Une fin d’après-midi d’automne face au Mont-Blanc illuminé par les derniers rayons de soleil de la journée.

Une musique pour danser? La valse.


Profil

1925 Naissance à Genève.

1950 Part pour New York, où il travaille pendant six ans.

1961 Associé de la Banque Lombard Odier & Cie, position qu’il occupe jusqu’en 1990.

1967 Membre du Comité d’investissement du Fonds de pension de l’Organisation internationale du travail (jusqu’en 1997). Il occupera la même fonction, au bénéfice de l’ONU, entre 1974 et 2004.

1983 Président de la Fondation Louis-Jeantet.

2012 Initiateur de la chaire Religion et politique dans le monde contemporain à l’IHEID de Genève.