Il n’y a plus de café à bord de La Fabrique. Le thé, dont Alan Roura tente de s’accommoder, demeure un bien maigre ersatz pour tenir jusqu’aux Sables d’Olonne. «Naviguer sans café est impossible», plaisante – à moitié – le Genevois. Il devrait boucler son Vendée Globe d’ici à mercredi. Ou à jeudi. «C’est très incertain. La météo ne m’aide pas à y voir clair.»

Téléphoner à un navigateur régatant lors d’une course en solitaire autour du monde a quelque chose d’irréel. C’est d’abord un bruit de fond de baignoire qui se fait entendre. Des bulles, des vagues, des mots entre-coupés. Puis, plus rien. Un message vient interrompre le silence: «Parlons via WhatsApp, c’est plus simple.» Soit.

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La solitude des loups de mer est toute relative. «J’ai, il est vrai, l’occasion de parler avec qui je veux puisque je suis connecté à internet, relève Alan Roura une fois la communication rétablie, mais je ne l’ai pas beaucoup fait pendant la course. Nous avons, cependant, souvent échangé avec les autres navigateurs. Cela a rendu cette course assez sympathique. Mais cela n’empêche pas de se sentir seul et isolé au milieu de nulle part lorsqu’il y a un problème sur le bateau.»

La chance regarde ailleurs

Il parle d’expérience. Depuis le 8 novembre, Alan Roura tourne autour du monde dans les mers australes. Pendant plus de 90 jours, son tour de l’Antarctique l’a mené à passer le cap de Bonne-Espérance, le cap Leeuwin et le cap Horn. Il a vu des albatros. Il a pleuré, il a ri. Il a chanté aussi. Aujourd’hui, il veut rentrer. «Je suis fatigué moralement et physiquement. La course n’a pas été facile. Mais abandonner aurait été trop simple. Je voulais me surpasser et boucler la boucle.»

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A 27 ans, le navigateur participe à son deuxième Vendée Globe. Il y a quatre ans, il s’est fait remarquer non seulement en allant au bout de la course, mais aussi en terminant à la douzième place, après 105 jours de navigation. Cette fois, toujours benjamin de l’aventure, il voulait performer. Le marin est parti en mer avec l’objectif de revenir après seulement 80 jours de solitude. Mais alors qu’à terre, son Imoca promettait solidité et fiabilité, il s’est montré en haute mer plus fragile que prévu.

Fin novembre déjà, Alan Roura a dû faire face à une fuite d’huile au niveau du vérin bâbord du système hydraulique de sa quille. Un mois plus tard, le jour de Noël, en entrant dans le Pacifique, un empannage exécuté dans 30 nœuds de vent a causé le dérèglement de l’ensemble du système de quillage. Depuis, la chance semble lui tourner le dos.

Un bateau ivre

«J’ai tout essayé, relate-t-il. Puisque ma quille est bloquée, je ne peux pas faire de contrepoids. Je suis obligé de sous-toiler mon bateau pour rester un minimum stable. J’utilise mes foils pour ne pas trop gîter, alors qu’ils servent normalement de plans porteurs. Mon bateau n’est pas du tout conçu pour être navigué de cette manière-là.» Il a vite su qu’il n’allait pas atteindre ses objectifs. Depuis près de trois mois, il traverse les océans sur un bateau couché. Les ris pris dans ses voiles témoignent malgré lui de son humeur en berne.

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Il s’est assis sur son lit pour téléphoner. Dehors, le vent est assourdissant. Il a devant les yeux sa table à cartes et son ordinateur. C’est ici qu’il observe la progression de ses concurrents. «La course reste serrée», précise-t-il. Même avec un navire handicapé, Alan Roura a, pendant toute la remontée de l’Atlantique, joué des coudes avec ses adversaires les plus proches. Arnaud Boissières (La Mie Câline – Artisans Artipôle) n’a pu le devancer que lundi et Stéphane Le Diraison (Time For Oceans) naviguait mardi encore presque à ses côtés.

Envie d’un verre à terre

Dans leur dernière ligne droite, tous doivent cependant affronter une mer très formée combinée à des vents particulièrement irréguliers. Alan Roura est littéralement secoué dans la coque de son navire et les bruits inhabituels qu’il entend retentir ne contribuent pas à l’apaiser. «Physiquement, c’est fatigant. Et mentalement, c’est dur. Je me demande souvent si le bateau tiendra jusqu’au bout. En plus, cette météo m’empêche d’appliquer une stratégie. Il faut que j’aille le plus vite possible, mais je suis au ralenti. C’est comme si j’étais un funambule.»

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En équilibre sur les mers, La Fabrique le ramène petit à petit vers le continent. Bien que la course ne soit pas encore finie, il sent l’appel d’un steak-frites accompagné d’un verre de rouge poindre en lui. Les émotions du marin tanguent. Ses pensées vacillent entre terre et mer. Se souvenir du passage du cap Horn lui cause encore des frissons dans le dos. Et son cœur bat à l’idée d’embrasser sa femme et sa fille. «Je veux qu’elles soient fières de moi.»

Comme il y a quatre ans, le navigateur réalise un rêve. Sera-t-il 17e ou 18e? Le classement lui importe désormais peu. Il retient cependant ce sentiment grisant et incertain que la course lui a fait vivre. «Pendant le Vendée Globe, il est impossible de savoir de quoi les secondes qui suivent seront faites. C’est ce que je recherche et que j’appelle l’aventure.»