Danger des cimes
L’accident du Cervin, lundi dernier, serait une conséquence du dérèglement climatique, un phénomène auquel le monde de la montagne doit s’adapter jour après jour. Les statistiques montrent que cette montagne est déjà la plus dangereuse des Alpes suisses

A trente minutes près, ça aurait pu être lui. Quand Adam George, guide de haute montagne, a entendu le bruit sourd d’un éboulement rocheux en dessous de lui, sur l’arête du Hörnli à près de 4300 mètres sur le Cervin, il a d’abord cru qu’il ne s’agissait que d’une chute de pierres. Une de plus. Mais le spectacle qui se produisit sous ses yeux, aussi bref fût-il, marque son esprit d’une trace noire et indélébile. «J’ai vu le guide être propulsé dans l’espace», se remémore l’alpiniste.
L’accident survenu au Cervin la semaine dernière a fait deux victimes: un guide et son client. «Ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment, commente Adam George. S’ils sont tombés c’est parce que le pilier rocheux équipé de cordes fixes et d’ancrages sur lequel ils étaient s’est effondré.» A l’entendre, les deux alpinistes n’avaient aucune chance d’y échapper.
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Un danger difficile à évaluer
Cette fois-ci, ce n’est pas, comme souvent, la surpopulation et l’inexpérience des alpinistes qui sont à l’origine d’un accident sur le Cervin. Non. C’est la montagne elle-même qui a cédé sous les pas de ceux qui l’arpentaient. Aux yeux du guide, ce constat est terriblement inquiétant. «Les chutes de pierres et les écroulements sont des dangers moins prévisibles que les avalanches», remarque-t-il. Quelques jours après la catastrophe de lundi dernier, le passage a été sécurisé et à nouveau équipé de cordes fixes. Mais le guide appréhende tout de même sa prochaine ascension sur la montagne. «Ça peut tomber ailleurs. Peut-être qu’il faudra éviter ces altitudes à l’avenir et viser des sommets moins prisés. Mais ils attirent moins les clients.»
Bien sûr, le Cervin reste le Cervin. Il figure parmi les sommets les plus courus de Suisse. Mais il est aussi le plus meurtrier. Chaque montagne a son lot de dangers propres. Il est évident que les alpinistes ne courent pas le même danger en fonction de celle qu’ils décident d’escalader. Le Club alpin a recensé le nombre d’accidents mortels survenus entre 1997 et 2018 sur les montagnes les plus prisées des Alpes suisses et a mis ce chiffre en rapport avec le nombre d’alpinistes par an ayant convoité le sommet. Cette corrélation permet ainsi de se faire une idée de la mortalité sur les différents sommets. Et c’est l’emblème du pays qui tient la première place.
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Trio macabre
Avec près de 2000 aspirants au sommet par an, le Cervin ouvre les portes de l’au-delà à un alpiniste tous les 437 grimpeurs. Sur l’Eiger, qui tient la seconde place, la Grande Faucheuse y sévit tous les 506 grimpeurs. Elle en laisse passer 542 sur le Grand Combin avant de sanctionner les passionnés. Ces trois sommets sont de loin les plus meurtriers de nos montagnes. Car, selon ces chiffres, la probabilité de perdre la vie sur les autres grands sommets suisses est deux fois moins élevée une fois ce macabre podium passé.
La montagne n’est ni juste ni injuste. Elle est dangereuse.
Cela ne surprend pas les professionnels. «Le Cervin attire beaucoup de gens peu compétents, commente Caroline George, également guide. De plus, il présente des dangers objectifs importants qui s’accentuent avec le réchauffement climatique.» Certains le considèrent comme la montagne la plus sous-estimée de Suisse. «Le niveau technique requis n’y est pas très élevé mais il demande un grand sens de l’itinéraire, relève son époux. Un guide est indispensable pour y aller.»
La communication comme rempart
Que l’alpinisme soit une activité à risque n’a rien de nouveau. Une légende de la discipline, Reinhold Messner, ne cesse de le répéter: «La montagne n’est ni juste ni injuste. Elle est dangereuse.» Cependant, ces dernières années, les dangers se multiplient et s’étendent à des massifs que l’on croyait inébranlables. Bien qu’il soit encore un paradis de l’alpinisme et qu’il offre encore de multiples possibilités d’escalade, celui du Mont-Blanc, connu pour son granit magnifique, donne des sueurs froides, depuis l’effondrement des Drus en 2011, à ceux qui l’arpentent régulièrement.
Au fil des années caniculaires, des automnes secs et des chutes de neige tardives, les cicatrices dans le paysage mythique de Gaston Rébuffat sont de plus en plus nombreuses. «Entre guides, le sujet est omniprésent, reprend Caroline George. Les écroulements forment un nouveau danger objectif que l’on ne peut pas mesurer. Certains donnent d’ailleurs dix ans de survie à l’Aiguille du Midi.» Pour l’heure, la guide mise sur la communication entre collègues pour parvenir à minimiser la prise de risque lors d’une échappée en altitude.
Réorientation envisagée
«L’augmentation de ces dangers est une réalité qui remet en question certains aspects de la pratique du métier de guide. Certains collègues envisagent une réorientation professionnelle», poursuit-elle. Des itinéraires légendaires deviennent dangereux et les professionnels doivent parfois faire preuve d’ingéniosité pour parvenir à changer les ambitions de leurs clients. «Mais ces discussions font aussi une partie de notre métier», admet Adam George.
Suite au drame de la semaine dernière, certains guides auraient tout de même décidé de ne plus mettre les pieds sur le Cervin. Cependant, un client attend qu’Adam l’y emmène dans les jours à venir. En a-t-il envie? Pour l’heure, il hésite et cherche une alternative. «En tant que guides, nous nous sommes toujours adaptés aux conditions. Désormais, il faudra encore plus le faire», soutient-il.