«Il existe encore des forêts de montagnes vierges»
sommets
Alors que les voies normales des célèbres Mont-Blanc et Everest souffrent de leur succès, il existe encore des monts inviolés. Vaincre ces sommets inexplorés représenterait aujourd’hui le dernier défi de l’alpinisme moderne

Ce sont quelques mètres carrés. Et s’ils ne se trouvaient pas à 4810 ou à 8848 mètres d’altitude, ils ne représenteraient qu’une surface anodine. Mais ils couvrent ni plus ni moins les points les plus hauts d’Europe et du monde et attirent donc les convoitises. En 2017, le Mont-Blanc a été foulé par plus de 200 personnes par jour pendant la haute saison. Ce printemps, les bonnes conditions météorologiques ont permis l’ascension de quelque 800 grimpeurs au sommet de l’Everest. Dans les deux cas, c’est un record.
Il ne faut toutefois pas se fier à ces embouteillages d’altitude, ni se risquer à la généralité. Alors que le monde semble se rétrécir à coups de photographies satellites, les zones encore inexplorées demeurent.
Une expérience du passé
En ce qui concerne le monde de l’altitude, certains spécialistes évoquent même la présence de «forêts de montagnes vierges». C’est le cas de Tamotsu Nakamura. Ce Japonais de 84 ans figure parmi les têtes de proue des défricheurs de terres vierges en Himalaya. A bord de son 4x4, il arpente sans relâche les vallées reculées du massif asiatique. «Trop de gens sont convaincus que dévoiler une belle montagne est une expérience du passé appartenant à l’âge d’or», livre-t-il aux médias de son pays.
«Ce n’est pas parce que les gens font la queue sur la voie normale des 8000 mètres qu’il n’y a plus de sommets vierges en Himalaya. Le Tibet, par exemple, possède une topographie incroyablement vaste et complexe qui renferme des sommets vierges en quantité. Sur les 250 montagnes de plus de 6000 mètres que j’ai découvertes, certaines sont stupéfiantes et représentent des énigmes pour plusieurs générations.»
Un but scientifique
Il suffit de se pencher sur le sujet pour découvrir le fourmillement qui grouille autour des sommets inconnus. C’est un monde en général discret qui célèbre ses premières ascensions «en famille». Toutefois, certaines tentatives se font parfois plus bruyantes. La dernière en date provient de Birmanie. Trois grimpeurs du pays ont annoncé vouloir tenter l’ascension du Hkakabo Razi, présumé plus haut sommet d’Asie du Sud-Est.
Son escalade est décrite par l’un de ses prétendants comme l’«une des plus difficiles et dangereuses de l’Himalaya». L’histoire de sa conquête ne relate que sueur, larmes et échecs. Seule une expédition birmano-japonaise est parvenue à la pointe sommitale. C'était en 1996. Venir à bout de cette montagne impose d’abord une traversée de 240 kilomètres de jungle, puis une tentative de se frayer un passage à travers des pentes abruptes et inconnues.
Sans doute espèrent-ils des lauriers une fois leur exploit accompli. Mais la motivation première des candidats à cette aventure est avant tout scientifique. Elle semble d’ailleurs sortir d’un carnet de notes d’un explorateur britannique du siècle dernier: définir une bonne fois pour toutes l’altitude précise du sommet. Dans ces contrées démunies de repères trigonométriques, seule la présence d’une antenne sur le point culminant peut éclaircir un tel mystère.
Retour aux sources
C’est comme un retour aux sources romantiques de l’alpinisme. Affronter l’inconnu, braver les forces de la nature et se mesurer instinctivement à la montagne est le rêve caché de chaque grimpeur. Vaincre des sommets inexplorés représente aujourd’hui le dernier défi de la discipline. Impossible toutefois de connaître leur nombre. Les sommets encore vierges font partie d’une vaste énigme. Selon les connaisseurs, il y en a sur tous les continents.
En Himalaya, les plus hauts sommets ont été vaincus. Des variantes demeurent, mais la plupart des voies sont connues et sont peu à peu répétées en solitaire et en hiver. Pour flirter avec l’aventure, la vraie, il faut sortir des sentiers battus et chiner à des altitudes plus modestes.
Des noms exotiques
On entend alors parler de noms exotiques: au Tibet, par exemple, le Gwontatzé, la montagne verte culminant à 5500 mètres d’altitude, et le Dza Tchumbo, la montagne rouge à 6100 mètres, sont apparus dans la presse spécialisée. En Inde on parle de la face nord du Sersank Peak, gravie en 2016 par le duo légendaire formé par Victor Saunders et Mick Fowler. Le magazine Vertical révèle de son côté l’inconnu en pointant du doigt la branche septentrionale du glacier du Latchit, au Pakistan. Un endroit où les sommets vierges de plus de 5500 mètres semblent avoir soudain jailli du sol. «Il y a en réalité plus de sommets inviolés que de sommets gravis», résume l’alpiniste et journaliste Lindsay Griffith.
Une information, par ailleurs, que les autorités népalaises sont loin d’ignorer. Pour elles, c’est avant tout une source de revenus assurée. L’ascension des montagnes du pays n’y étant autorisée que sous permis, le Népal ouvre tous les 5 à 6 ans de nouvelles zones à l’alpinisme. En mai 2014, après l’avalanche meurtrière qui a interrompu les ascensions sur l’Everest, le Ministère du tourisme, à Katmandou, a autorisé l’accès à 104 nouveaux sommets vierges aux grimpeurs du monde entier. De leur côté, les agences commencent à proposer l’escalade de monts inconnus.
La définition de la montagne
Une offre alléchante pour les amateurs de premières qu’il faut toutefois nuancer. Rodolphe Popier, bénévole pour l’Himalayan Database, chargée de recenser les ascensions effectuées au Népal, souligne: «Tout dépend de la définition de ce qu’est une montagne. Dans l’inventaire du Ministère du tourisme, certains «sommets» ne sont en fait que des pointes sur des arêtes. Ces listes sont créées par des personnes qui souvent ne savent pas lire une carte. Mais par respect pour les institutions et les coutumes du pays nous nous y fions et les inscrivons comme sommets à vaincre.»
Le recensement n’est toutefois pas systématique. «Certaines montagnes ont été gravies en douce, sans permis. D’autres ascensions ont été faites dans des zones où l’accès est interdit. Et les récits d’expédition ne sont pas toujours rapportés. Il est donc très difficile de savoir réellement si la montagne est vierge», précise le guide de montagne suisse Xavier Carrard.
Une amende salée
Au Népal, les alpinistes sauvages risquent une amende importante et une interdiction de séjour s’ils sont pris en flagrant délit sans permis d’escalade. «L’exploit de ceux qui s’y aventurent sans se faire appréhender demeure donc officiellement méconnu», précise Rodolphe Popier.
Dans certaines zones, un réel travail d’enquête est nécessaire pour connaître le pedigree du sommet convoité. Pour le guide français Jean Annequin, c’est une passion. «Je passe des heures sur Google Earth. Je cherche des cartes, des informations. Je chine ici et là tout le temps», avoue-t-il. Malgré toutes ses recherches, il ne savait pas que la montagne qu’il a gravie en Antarctique ne l’avait jamais été avant lui. «Elle, je l’ai vue après avoir fait un tour, et j’y suis allé. Mis à part qu’elle était vierge, elle n’avait au fond rien de spécial», s’amuse le guide.
La loi des sponsors
Ce qu’il aime avant tout, c’est la découverte. Et s’il peut se le permettre, c’est grâce à l’intérêt des clients pour le voyage. «Souvent, c’est le manque de budget qui empêche l’exploration, les sponsors sont plus intéressés par les hauts sommets ou les voies notables. Donner de l’argent pour une errance dans un lieu inconnu reste assez risqué», livre Rodolphe Popier. «Il faut rentabiliser l’expédition. C’est pour cela que les grands alpinistes qui s’aventurent dans des terrains inconnus se doivent de faire un 8000 dans la foulée.»
Conflits politiques, topographie inopportune, accès chaotique, les sommets vierges restent préservés. Aux yeux des spécialistes, l’heure où l’homme les aura tous foulés du pied est encore loin. Pour Jean Annequin, c’est une belle perspective: «J’aime me dire que tout n’est pas sur un tapis rouge. C’est rassurant de savoir que le monde n’est pas en libre accès. Et d’ailleurs toutes les montagnes n’ont pas besoin d’être escaladées.»