Sur les quatorze, il n’en reste qu’un et c’est le plus coriace. Le K2 est le seul 8000 qui n’a pas encore été gravi en hiver. K2, une lettre, un chiffre. Un nom trivial pour un sommet qui en a envoûté plus d’un. Deuxième plus haute du monde après l’Everest, la montagne sauvage, telle qu’on la surnomme, culmine à 8611 mètres entre la Chine et le Pakistan. Son ascension hivernale, sans oxygène additionnel, est considérée par certains comme le défi ultime dans l’Himalaya.

Cet hiver, deux expéditions tenteront de le relever. La première est constituée de membres russes, kirghizes et kazakhs. La seconde, sous la houlette du Basque Alex Txikon, d’Espagnols et de Népalais. A l’heure où ces lignes s’écrivent, ils sont en train de fouler les pierres du Karakoram en direction du colossal glacier du Baltoro dans un trek d’une semaine qui les mènera au camp de base pakistanais du K2.

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«La différence de température entre l’été et l’hiver est plus marquée au camp de base. Entre les tentes, en hiver, c’est un véritable congélateur», expliquait au téléphone Vassiliy Pivtsov. Leader de l’expédition russe, ce Kazakh de 43 ans est depuis 2011 le 23e homme à avoir gravi les quatorze 8000 sans oxygène. Le K2 a été son dernier sommet. Sept tentatives lui ont été nécessaires pour accéder à la cime de cette montagne. L’alpiniste pourrait même prétendre bien la connaître.

Une voie technique

Dans le Karakoram en hiver, il faut affronter des températures abyssales et un air raréfié battu par des vents particulièrement tempétueux. Mais si le K2 résiste, c’est surtout en raison de la barrière technique que son ascension impose. La voie normale, par l’éperon des Abruzzes, suit une crête. Il y a d’abord la section de la pyramide noire, entre 6000 et 7000 mètres d’altitude: une section verticale sur de la roche glacée. Il y a ensuite les dangers élevés d’avalanches qui peuvent à tout instant emporter le camp préalablement installé. Ou les membres de la cordée. Puis, plus haut, l’arête est dite instable. Certains alpinistes y ont senti le sol bouger sous leurs pieds. La meilleure façon de limiter les risques est d’avancer le plus vite possible. Enfin, proche du sommet, à 8300 mètres, après le quatrième camp, la voie normale impose d’escalader sur 100 mètres un passage étroit, incliné entre 80° et 90°: le fameux et redouté «Bottleneck».

Je serai content une fois de retour en ayant atteint le sommet

Vassiliy Pivtsov, himalayiste kazakh

Par conséquent, pour certains, le problème hivernal du K2 relève de l’impossible. Il faut, pour s’y atteler, être rompu aux températures extrêmes. Pour Vassiliy Pivtsov, le froid n’est pas le problème: «On a l’habitude. Les montagnes sur lesquelles nous grimpons sont les plus froides du monde.» Le pic Pobedy (7439 mètres) comme le Khan Tengri (7010 mètres) ou le pic Lénine (7134 mètres) pointent leurs cimes dans les chaînes du Pamir et du Tian Shan entre le Kirghizstan, le Kazakhstan et le Tadjikistan. Ces monts ont formé des générations d’alpinistes de l’ex-URSS. Pour le Kazakh, c’est un peu «son massif du Mont-Blanc».

Il a beau être prêt, au téléphone, l’avant-veille de son départ, Vassiliy Pivtsov avoue qu'il est inquiet. «Je serai content une fois de retour en ayant atteint le sommet.» Chez lui, à Almaty, il tournait en rond. Déjà, son esprit flirtait avec cette pyramide parfaite au cœur du Karakoram.

Une quête de satisfaction

Reinhold Messner, le premier homme à avoir gravi les quatorze 8000 l’a lui-même dit: «Je ne crois personne qui prétend trouver un grand plaisir à gravir les plus hauts sommets.» Donc, affronter ces monstres de pierre et de glace en hiver relève d’un désir véritablement insondable. Adam Bielecki faisait partie de l’expédition polonaise présente l’hiver passé sur le K2. Mais une fois acclimatés, ils ont choisi, avec son acolyte Denis Urubko, d’abandonner leur tentative sur la montagne sauvage pour venir en aide à la Française Elisabeth Revol et à son compagnon Tomasz Mackiewicz en perdition sur le Nanga Parbat à quelque 150 kilomètres de là.

Contacté par téléphone le jour du Réveillon, Adam Bielecki affirme que, cette année, il suivra les pérégrinations sur le K2 avec attention depuis chez lui. Si la montagne reste vierge, peut-être y retournera-t-il l’an prochain. «Je ne dirais pas que j’éprouve du plaisir à grimper en hivernale. En réalité, il n’y a pas de plaisir. Mais ce qui domine, c’est surtout la satisfaction, une fois rentré», explique le Polonais.

Rodés sur les cheminées de Katowice

Pour mieux comprendre la volonté de grimper les plus hautes montagnes du monde en plein hiver, il faut quitter les sommets enneigés et se plonger dans l’atmosphère industrielle de la Pologne d’avant la chute du Mur. C’est la tâche à laquelle la Canadienne Bernadette McDonald s’est attelée. Dans Libres comme l’air, l’auteure raconte cette passionnante saga polonaise qui a transcendé l’histoire de l’himalayisme.

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Au sud du pays, Katowice était le giron de l’industrie lourde du fer et de l’acier. La ville était aussi le lieu de ralliement de personnages en quête de liberté et d’aventures. Ils faisaient partie de la fédération polonaise de la montagne et gagnaient les zlotys nécessaires à la réalisation de leurs rêves en repeignant et en nettoyant les cheminées des industries de la cité.

Leur terrain de jeu se trouvait dans les Carpates. Plus précisément sur les montagnes des Tatras. «Aujourd’hui encore, les Tatras sont un lieu d’entraînement exceptionnel pour nous, explique Adam Bielecki. Elles ont la particularité de changer radicalement de l’été à l’hiver. En hiver, les voies deviennent très engagées. Très vite, les ascensions hivernales dans nos montagnes ont fasciné les Polonais.»

«L’art de souffrir»

C’est dans ces montagnes que ces grimpeurs ont appris ce que l’himalayiste polonais Voytek Kurtyka appelait «l’art de souffrir», une qualité essentielle qui allait leur être précieuse dans l’Himalaya, dans l’Hindu Kush et dans le Karakoram. Car grimper en hiver met les nerfs à rude épreuve. Sous la neige, dans la glace, il est plus difficile d’installer des protections. Toutes les surfaces touchées sont des surfaces de glissement et rechercher un itinéraire est souvent plus délicat.

Dans l’Himalaya, les alpinistes du monde libre avaient déjà planté les drapeaux des nations qu’ils représentaient aux sommets des montagnes de plus de 8000 mètres. Pendant ce temps, les Polonais croupissaient sous le joug de l’occupant. En 1950, les Français ont été les premiers à fouler le sommet de l’Annapurna (8091 mètres) et à atteindre ainsi pour la première fois la cime d’un 8000. En 1964, les Chinois ont gravi le dernier des quatorze plus hauts pics du monde en atteignant le Shishapangma (8013 mètres). Quant aux Polonais, ils n’ont pu sortir du pays qu’en 1960. Et eux aussi voulaient marquer l’histoire de l’alpinisme.

Porte-flambeau de cette fougue nationale, Andrzej Zawada avait déjà effectué la traversée des Tatras en hiver. En 1973, il est, avec les membres de son expédition, le premier à dépasser les 7000 mètres en hiver au Noshaq (7492 mètres), en Afghanistan. Un an plus tard, il est le premier homme à passer au-delà des 8000 mètres d’altitude en hiver sur les pentes du Lhotse (8516 mètres). «Il a montré que c’était possible», souligne Adam Bielecki. En réalité, ils n’avaient pas le choix. Partis en camion de Pologne, les membres de l’expédition planifiée en automne sont arrivés plus tard que prévu dans la vallée du Khumbu au pied du Lhotse. Il était hors de question de rebrousser chemin en raison d’une météo plus rude qu’à l’accoutumée. Ils sont donc montés.

Une tâche complexe

En Pologne plus qu’ailleurs, l’organisation des expéditions était une tâche complexe. Trouver le matériel nécessaire était presque impossible. Tout devait être assemblé pièce par pièce. Tissus achetés ici, fermetures éclair là. Le tout, ensuite, était cousu par la maman ou la tante d’un alpiniste. A Zakopane dans les montagnes, un bottier fabriquait des chaussures résistantes au froid et un forgeron créait des piolets.

Après les guerres, l’identité polonaise était réduite à peau de chagrin. Mais la succession des réussites alpines des grimpeurs du pays a redonné un élan de fierté à la nation. Ce sont eux qui, en 1980, ont gravi pour la première fois l’Everest en hiver. L’ascension de la plus haute montagne sous les frimas himalayens n’a été que le début de la série. Sous les crampons polonais, pas moins de dix 8000 ont cédé en hiver dans les années 1980. Le marché noir complétait les revenus réalisés sur les cheminées des aciéries, parfois même, les alpinistes étaient plus aisés au retour d’une expédition qu’à l’aller.

Au pays, ces exploits faisaient grand bruit. Les noms de Jerzy Kukuczka, Krzysztof Wielicki, Leszek Cichy, Andrzeij Zawada, Voytek Kurtyka, Andrzej Czok ou Artur Hajzer avaient le même retentissement que celui du tout nouveau pape Jean Paul II.

La course aux 8000

Le tenant du rôle principal de cette épopée pourrait être Jerzy Kukuczka. Barbu, bonnard, amateur de bonnes bouffes, il a vite été obsédé par la course aux quatorze 8000. Mais alors que le Tyrolien Reinhold Messner les enchaînait avec quelques pics d’avance, lui s’entêtait à atteindre leur cime avec sa touche personnelle: par une nouvelle voie ou pendant l’hiver. Il établissait de nouveaux standards allant même jusqu’à escalader deux 8000 en une saison. Il a ainsi été le second à détenir le palmarès des quatorze 8000. Même Messner était admiratif: «Tu n’es pas le numéro deux, tu es magnifique», lui a-t-il écrit.

A la fin des années 1980, les Polonais avaient atteint leur but. Ils avaient marqué l’histoire de l’alpinisme de façon indélébile. Surnommés «Les guerriers de la glace», ils étaient désormais connus, reconnus et respectés dans le milieu. Mais beaucoup, dans cette quête, étaient morts. Et l’empire soviétique vacillait.

Le 24 octobre 1989, Kukuczka glisse sur les pentes du Lhotse. Sa corde ne résiste pas, il se tue. Deux semaines plus tard, le Mur s’écroule à Berlin. Ces deux événements marquent la fin de l’épopée hivernale des Polonais dans l’Himalaya. La perte de leur héros leur fait comprendre qu’eux aussi étaient mortels. L’entrée de la Pologne dans le monde occidental anéantit les possibilités d’effectuer leur marché noir et enseigne le confort à la population. «L’adversité forme les meilleurs grimpeurs, la prospérité n’est pas aussi exaltante», écrit Bernadette McDonald.

Un sport national

Désormais, la relève de l’alpinisme polonais forme un groupe plus modeste. Mais elle est toujours quelque part dès qu’on évoque une ascension hivernale dans l’Himalaya. A partir de 2005, c’est l’Italien Simone Moro qui reprend l’assaut des 8000 en hiver. Sur le Shishapangma où il se dresse le 14 janvier, il est accompagné de Piotr Morawsky, Polonais comme tous les autres membres de l’expédition. Pour ses prochaines premières hivernales, il est rejoint par Denis Urubko, lui-même Kazakh nationalisé Polonais. C’est ensuite Adam Bielecki, Polonais aujourd’hui âgé de 35 ans, qui reprend le flambeau en s’offrant, entre 2012 et 2013, deux sommets en hivernale parmi les géants pakistanais du Karakoram.

Escalader de hauts sommets en hiver, c’est surtout attendre

Adam Bielecki, himalayiste polonais

«Pour nous, c’est une sorte de sport national», admet ce dernier. Le K2 devrait-il donc être gravi en hiver par des Polonais? «Cette montagne appartient à tout le monde, mais l’histoire serait belle si les Polonais sont les tenants de la première hivernale autant sur le plus haut sommet que sur le plus dur», sourit-il. La première tentative sur le K2 a été menée par Andrzej Zawada pendant l’hiver 1987-88. Les grimpeurs avaient atteint l’altitude de 7300 mètres avant de rebrousser chemin. A cette époque, l’équipe avait d’ailleurs relevé qu’elle n’avait pu jouir que de dix jours de beau temps sur les trois mois d’expédition.

«Escalader de hauts sommets en hiver, c’est surtout attendre, explique Adam Bielecki. L’essentiel de l’expédition se déroule au camp de base, où les alpinistes restent les uns sur les autres à scruter le ciel. C’est très éprouvant et ce n’est pas une surprise si des tensions se créent.»

Une affaire de chance

Selon les alpinistes connaisseurs du K2, parvenir au sommet sans oxygène est une question de météo et de chance. Dans ces conditions, la rivalité que le public pourrait imaginer naître entre les deux expéditions présentes cette année au pied du K2 serait radicalement contre-productive. «Nous allons, j’imagine, travailler ensemble», promet Vassiliy Pivtsov. Et Adam Bielecki précise: «L’escalade d’un haut sommet tel qu’un 8000 en expédition est avant tout un travail d’équipe.»

En hiver 1980, Andrzej Zawada avait apporté une baignoire de Varsovie pour permettre aux grimpeurs de se plonger dans l’eau chaude de retour au camp de base. L’an dernier, l’équipe polonaise avait le wi-fi.

Pour Krzysztof Wielicki, chef de l’expédition en 2018, c’était une erreur. «Etre en contact avec les familles est une bonne chose, mais cela a tendance à démotiver les grimpeurs. Par ailleurs, ils ne sont pas concentrés s’ils doivent penser à prendre des photos, des vidéos et commenter les publications sur les réseaux sociaux.» Cet hiver, les expéditions seront connectées et les réseaux sociaux résonneront en cœur avec ces alpinistes à la peau dure. Mais l’époque des grimpeurs endurcis jusqu’aux tréfonds de l’âme est révolue.

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Les saisons, une question de point de vue

Les dates définissant les saisons dans l’Himalaya font débat depuis le début des ascensions hivernales. Sous ces latitudes et appliqués à la pratique de l’alpinisme, les équinoxes ne suffisent plus à donner un cadre précis


Le 17 février 1980, lorsque, sous la férule d’Andrzej Zawada, Krzysztof Wielicki et Leszek Cichy atteignirent le sommet de l’Everest, ce fut un jour de fête nationale en Pologne. Le Toit du Monde fut le premier 8000 à céder en hiver. Et de surcroît, les vainqueurs étaient Polonais. Devenus des icônes au pays, les deux hommes reçurent même les félicitations du pape Jean-Paul II.

Toutefois, leur ascension, présentée comme hivernale, ne fit pas l’unanimité du milieu. Pendant deux ans, le grand Reinhold Messner n’a eu de cesse de répéter que cette date était «hors hiver». Le Tyrolien se fiait au calendrier officiel népalais selon lequel les permis d’ascension hivernaux ne sont valides que jusqu’au 15 février. Il fallut le soutien de différentes personnalités pour donner raison aux Polonais. Miss Hawley, journaliste et historienne de l’Himalaya, était l’une des leurs. «Je ne fais pas partie de ces chicaneurs», avait-elle déclaré. Il fallut que le Ministère du tourisme népalais homologuât cette première hivernale comme telle pour que Messner abdique.

Le Népal facture 11 000 dollars américains par personne pour un permis de printemps, alors qu’en hiver, il baisse le tarif à 2750 dollars

Il n’en demeure pas moins que les dates qui définissent l’hiver en Himalaya et dans le Karakoram sont encore aujourd’hui débattues. L’hiver dernier, la tentative sur le K2 fit de nouveau ressurgir la controverse. Selon Denis Urubko, l’un des membres de l’expédition polonaise qui partit seul tenter le sommet sans l’accord de ses pairs, la saison se termine le 28 février et non à l’équinoxe de printemps du 20 mars. C’est pourquoi il partit sur un coup de tête à l’assaut du géant.

Les prix changent, la météo aussi

Interrogé par le magazine espagnol Desnivel, Krzysztof Wielicki, lui-même chef de l’expédition au K2 en hiver 2018, affirme se baser sur le calendrier astronomique. Concrètement, les prix des permis d’ascension varient de façon significative selon les saisons. Selon Alan Arnette, spécialiste de l’himalayisme, le Népal facture 11 000 dollars américains par personne pour un permis de printemps, la période la plus populaire. Alors qu’en hiver – période la moins populaire –, il baisse le tarif à 2750 dollars. Les Ministères du tourisme du Népal et du Pakistan ont divisé l’année en quatre parties équivalentes pour définir les saisons. Pour eux, l’hiver comprend les mois de décembre, janvier et février.

Ce sont des détails? Peut-être. Mais Adam Bielecki, l’un des compagnons de cordée de Denis Urubko sur le K2 l’an passé, précise: «Par les variations de pressions atmosphériques, le taux d’oxygène dans l’air varie selon les saisons. En hiver au sommet du K2, l’air est aussi maigre qu’en été au sommet de l’Everest. Cela change significativement les paramètres de l’exploit sportif.» Définir les réelles frontières de la saison hivernale serait donc encore plus complexe qu’on ne le croit.