Montagne
A 50 ans, la grimpeuse catalane est honorée cette année d’un Piolet d’or pour l’ensemble de son œuvre. Puriste dans l’âme, sa façon d’aborder les montagnes seule et sans concession demeure unique et fascine ses pairs

L’image date du 10 mars 2020. Ce jour-là, il n’y avait que deux condors pour fêter sa réussite au sommet du Cerro Chileno Grande. Sur la photo prise à bout de bras, Silvia Vidal sourit tranquillement, ses cheveux flottent au vent. Ses yeux sont deux billes bleues. La Catalane vient de passer 33 jours seule accrochée à la paroi de cette montagne perdue en plein centre de la Patagonie pour ouvrir «Sincronia Màgica», le premier itinéraire sur sa face ouest.
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Dépourvue de tout moyen de communication avec la civilisation, elle ne sait pas que le monde est en train de se confiner pour éviter la propagation d’un virus. Elle ne sait pas non plus qu’une année et demie plus tard à la fin du mois de novembre, tous les projecteurs du milieu alpin se tourneraient sur elle pour célébrer l’ensemble de son œuvre lors de la cérémonie de remise des Piolets d’or à Briançon.
Une approche sans concession
La nouvelle a été annoncée à la fin du mois de septembre. Aussitôt, elle a fait l’unanimité des alpinistes. Enfin le parcours de la grimpeuse de 50 ans reçoit la reconnaissance qu’il mérite. Car cela fait plus de vingt ans que la manière dont Silvia Vidal entreprend ses expéditions fascine ses pairs. «Son engagement est total autant dans son style de grimpe que dans son appréhension du danger, souligne le grimpeur belge Sean Villanueva O’Driscoll. Elle aurait déjà dû recevoir plusieurs Piolet d’or.»
En 2009, tous deux s’étaient retrouvés par hasard dans la toundra en Alaska à convoiter le Mont Asgard. Silvia Vidal avait accepté d’abandonner sa solitude pour se joindre à la cordée qu’il formait avec les frères Nicolas et Olivier Favresse, également grimpeurs du Plat Pays, pour arriver au sommet de cette face de granite. «C’est une personne très sociale», affirme le Belge. Et s’il précise ce détail, c’est parce que ce n’est pas ce qui émane en premier ressort de la Catalane.
En général, quand Silvia Vidal part réaliser un projet, elle part seule et en autonomie totale. Elle n’a pas de téléphone, pas de radio et encore moins de GPS. Pour trouver son chemin et prévoir la météo, que ce soit en Alaska, au Canada, au Chili, en Inde, au Mali, au Pakistan ou au Pérou, elle compte sur son intuition. Si le déluge s’abat sur elle, elle attend que l’orage se calme. Si la rivière est infranchissable, elle s’assied et attend la décrue. La plupart du temps, sa patience a porté ses fruits. Médite-t-elle? Est-elle en communication avec les éléments? Ses proches lui prêtent en tous les cas une approche spirituelle de la montagne.
Longues récupérations nécessaires
Pour la décrire, ils évoquent sa beauté, sa tendresse, le bleu profond de ses yeux, sa silhouette si fine, si fragile, puis ils s’interrompent pour insister sur la force mentale de leur amie. «Elle a le pouvoir de repousser ses limites à l’extrême, souligne l’un d’eux. Lorsqu’elle part, elle met son corps à rude épreuve et revient complètement consommée.» Plusieurs mois lui sont souvent nécessaires pour récupérer de ses expéditions. Car pour Silvia Vidal, grimper une montagne ne se résume pas qu’à l’escalade d’un sommet. C’est un cheminement du corps et de l’âme.
Lorsqu’elle part seule, elle se tient à sa solitude, celle qu’elle a choisie et qu’elle déguste sous toutes les facettes. Porter son matériel et sa nourriture fait donc partie de l’expérience, quitte à faire plusieurs allers-retours à pied. En 2017, en Alaska, pour demeurer 17 jours seule sur la face ouest du Xanadu, elle transporte son matériel – une masse de 150 kilos – pendant 36 jours au total sur près de 540 km. En 2020, elle applique la même méthode pour approcher le Cerro Chileno Grande et marche pendant 16 jours entre le camp de base et le pied de la paroi.
Pas de téléphone portable
C’est comme si ses expéditions faisaient partie de sa vie secrète. A Barcelone, où elle vit au centre-ville, il est rare qu’elle parle de ses projets. D’habitude, elle informe ses amis de son départ au dernier moment. Ils savent où elle va, ils savent qu’ils n’auront aucun contact avec elle durant son voyage, mais ils savent aussi qu’elle leur écrira un e-mail dès qu’elle aura retrouvé la civilisation.
A force, ils s’y sont faits. D’ailleurs, en Espagne, elle n’a pas de téléphone portable non plus. Et même si aujourd’hui l’outil est devenu indispensable dans la vie de ses compatriotes, elle trouve encore les moyens de s’en passer. «Silvia est une personne libre, relève Ester, une de ses proches amies. Elle vit ce qu’elle veut vivre en harmonie avec la nature et consomme très peu. C’est la personne la plus cohérente que je connaisse. Il n’y a d’ailleurs pas de différence entre ce qu’elle dit et ce qu’elle fait.»
Au cours des rares interviews qu’elle a données, la grimpeuse décrit ses expéditions comme des prétextes pour mieux se connaître. Cette solitude choisie est pour elle une source inépuisable de richesse. «Elle accepte le danger pour mieux y faire face. Et embrasse l’aventure à bras ouverts, reprend Sean Villanueva O’Driscoll. Sa force est dans sa pensée positive.»
Un air de douceur
Silvia Vidal a commencé à grimper seulement à 24 ans. C’est par l’athlétisme qu’elle a d’abord appris à connaître l’effort. L’escalade lui a ensuite fait goûter à la liberté. Très vite, elle croche et se laisse séduire par les techniques de l’escalade artificielle. Sa silhouette fine ne quitte le conglomérat du Montserrat que pour d’autres falaises. Quand elle ne dort pas à Barcelone, elle passe la nuit dans sa fourgonnette, une Renault Express reconnaissable sur les parkings grâce aux locomotives qui décorent ses rideaux, à l’arrière.
Elle aime grimper au soleil, passer du temps à discuter avec ses amis au pied des voies. Autour d’elle flotte un air de douceur et de sérénité. Comme un ruisseau qui coule. «Tout le monde a été une fois amoureux de Silvia Vidal», relève un de ses compatriotes au téléphone. Ses premières expéditions sont partagées avec des amis. Mais très vite, la solitude la séduit. En 2007, dans le Karakoram, au Pakistan, elle ouvre en 21 jours «Life is Lilac», sur le Shipton Spire, qu’elle cote en A4+. Les voies qu’elle ouvrira par la suite présenteront des niveaux de difficulté similaires, que seuls les plus expérimentés peuvent toucher du doigt.
Ascensions en finesse et en discrétion
Excellente grimpeuse de libre, amatrice de petites prises et de mouvements fins, Silvia Vidal utilise principalement les méthodes de l’escalade artificielle pour progresser lors de ses expéditions en solitaire. Tout en forant le moins possible la paroi, elle glisse des coinceurs dans les fissures, martèle des coins de cuivre ou d’aluminium dans les interstices de roche, se suspend à des crochets et, pas à pas, petit à petit, prend de l’altitude.
Honorée par les Piolets d’or pour son esprit d’exploration et son haut niveau d’engagement et d’autonomie, Silvia Vidal, déjà reconnue sur la péninsule Ibérique reçoit là les hommages de la sphère mondiale de la montagne. Mais ses amis sourient: «Ça doit la toucher mais, au fond, elle se fiche de ce genre de reconnaissance. Silvia, elle grimpe pour elle.» Son escalade est une quête intérieure.
L’escalade artificielle est pratiquée par une minorité de grimpeurs. Il s’agit d’évoluer sur des parois grâce à des points de progression placés dans des anfractuosités de roche et reliés à des étriers sur lesquels le grimpeur s’élèvera. Dans l’idéal, ces points seront retirés une fois le grimpeur passé.
La discipline considère essentiellement l’engagement mental nécessaire à la progression pour évaluer la difficulté de la voie. Si le niveau A0 (le plus facile) implique de se tirer simplement sur des points en place, le A4+ offre de rares possibilités d’assurage et impose des successions de 10 à 20 mouvements sur des points de progression le long d’une dizaine de mètres sans protection. Plusieurs heures sont nécessaires pour gravir une longueur de corde. En A4+, la chute potentielle peut atteindre les 50 mètres. A6 est la difficulté la plus élevée.