Quand le trail s’échappe des compétitions
Endurance
A l’image de Xavier Thévenard qui s’est frotté au record du GR 20 en Corse, de nombreux spécialistes de course à pied très longue distance compensent l’absence de courses par des défis personnels. La tendance survivra-t-elle à cette drôle d’année?

Essayé, pas pu. Le spécialiste français d’ultra-trail Xavier Thévenard, âgé de 32 ans, n’a pas réussi à s’emparer du record du sentier de grande randonnée qui traverse la Corse du nord au sud en passant par les cimes de l’île. Il lui a fallu 32 heures et 33 minutes pour venir à bout du mythique GR 20, soit 1 heure et 27 minutes de plus que la meilleure marque établie en 2016 par une autre star de la discipline, François D’Haene.
En cette année sportive chamboulée par la pandémie, cette tentative infructueuse n’est pas isolée dans le milieu de l’endurance extrême.
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Dimanche, l’ancien champion du monde Erik Clavery s’est lancé dans une traversée des Pyrénées (900 kilomètres, 55 000 mètres de dénivelé positif) qu’il espère boucler plus rapidement que Thierry Corbarieu en 2018 (12 jours et 10 heures). Le week-end dernier, un trio composé de Martin Kern, Grégoire Curmer et Baptiste Robin a relié Chamonix (Haute-Savoie) et Briançon (Hautes-Alpes) en 31 heures et 45 minutes, soit 6 heures de mieux que le temps de référence sur ce parcours de 202 kilomètres et 12 500 mètres de dénivelé. Une semaine plus tôt, Stéphane Ricard avalait en 10 heures et 23 minutes les 96 kilomètres du tour du Vieux Chaillol, un GR qui n’avait pas encore de temps de référence. Quelques jours auparavant, Jean-Adrien Michel parcourait 234 kilomètres en 34 heures sur le GR 34 qui longe les côtes bretonnes.
Retour aux sources
Ces performances ont en commun un caractère qui paraîtra excessif aux joggeurs du dimanche, mais pas seulement: toutes relèvent du sport pour le sport, sans public, sans infrastructures, sans horaire autre que celui que s’impose le principal intéressé.
Elles ne restent pas sans écho pour autant. Elles font l’objet d’une couverture soutenue, voire d’un suivi en direct dans les médias spécialisés. Elles inspirent les passionnés qui raffolent de ces histoires de dépassement de soi, de douleurs au tibia et de coup de mou au kilomètre 62. Et elles suscitent la curiosité du grand public, toujours plus sensible au sport dans ce qu’il peut avoir de plus événementiel: pas besoin de suivre la saison de marathon pour s’intéresser à la tentative en moins de 2 heures d’Eliud Kipchoge. Pour toutes ces raisons, elles plaisent aussi aux sponsors.
Mais les puristes valident complètement. «Ces défis marquent une forme de retour aux sources, à l’essence de notre discipline, affirme le Genevois Cyrille Berthe, entraîneur au sein du club Trailéman. On revient à quelque chose de simple – un homme face au chronomètre et à l’élément naturel – qui tranche avec la démesure de certaines épreuves à l’organisation quasi industrielle, où l’on constate que le trail n’échappe plus à la logique du tout économique…»
Ces initiatives libres, «personnelles et aventureuses», dixit notre interlocuteur, se multiplient bien sûr actuellement parce que les annulations de courses ont privé les athlètes d’objectifs concrets. Mais elles renvoient aussi à la grande tradition du trail-running, nourrie de liberté et de grands espaces, et à une course aux records qui se passe du décorum du sport-spectacle.
La jolie promenade de la Via Alpina
Il y a tout cela dans ce que Diego Pazos appelle son «projet off». Le Lausannois de 35 ans, qui compte parmi les meilleurs Suisses de la discipline, s’attaquera à la fin du mois d’août à une jolie promenade entre Vaduz et Montreux, sur les 390 kilomètres et 23 500 mètres de dénivelé positif de la Via Alpina en quatre jours environ. L’idée lui trottait dans la tête depuis un moment; la singularité de l’année 2020 lui donne une occasion idéale de la concrétiser. «ll n’est pas toujours facile de caler un tel projet dans le calendrier, indique-t-il. Surtout quand, comme le mien, il est aussi long et implique une récupération monumentale.»
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L’homme n’a pas trouvé trace d’un temps de référence pour le périple qu’il se prépare à entreprendre. Il sait que celui qu’il établira titillera peut-être d’autres mordus. Il viendra en tout cas nourrir la liste des milliers d’itinéraires pour lesquels existe un FTK (pour fastest time known, meilleur temps connu), qui sont autant de possibilités de se mesurer aux autres… même en leur absence.
Certains adeptes d’ultra-trail sont d’avis que cela suffirait à leur pratique. «Je pense qu’on n’a pas trop besoin de compétitions, déclarait au magazine Distances+ Stéphane Ricard après son tour du Vieux Chaillol. Il faut donner envie aux gens de faire des défis comme ça. Je trouve qu’ils font avancer la société, qui est de plus en plus individualiste. Ils permettent de faire l’inverse, avec des moments de partage…»
Diego Pazos se veut moins radical. «Moi, j’ai besoin de compétition, de parfois me bagarrer avec quelqu’un qui est à côté, pas seulement avec le chronomètre. Mais en même temps, je pense qu’il y aura vraiment un avant et un après-Covid-19, que les athlètes s’accorderont plus souvent le temps de mener des projets personnels en marge des courses classiques.» Le Vaudois se réjouit d’ailleurs de sa traversée de la Suisse, pour laquelle il sera accompagné d’amis coureurs, assisté par des proches et encouragé par toute sa communauté.
On court 180 kilomètres, et à la fin…
Son projet, comme les autres, relève en fait moins de la performance individuelle que de l’aventure collective, comme l’illustre la tentative de record du GR 20 de Xavier Thévenard. Il y a d’abord eu la reconnaissance du parcours, l’été dernier en petit groupe et en quatre jours, pendant laquelle a germé l’idée de se farcir l’itinéraire d’une seule traite. Puis la mise en place des conditions nécessaires à la réalisation de l’exploit, avec des ravitaillements assurés par son équipe sur des passages accessibles en voiture, de manière à ce que l’athlète n’ait rien à porter, mais aussi des lièvres qui l’aident à tenir l’allure. Il a aussi fallu orchestrer l’aspect administratif de la tentative, avec un carnet à poinçonner auprès de contrôleurs tout au long du parcours. Enfin, il y a eu le soutien du public sur place, au rendez-vous des ravitaillements même en pleine nuit et à l’arrivée, comme sur les réseaux sociaux.
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«Jamais je n’aurais pu finir un projet comme celui-là sans avoir été poussé par tous ces gens. J’aurai la Corse dans mon cœur jusqu’à la fin de mes jours», a-t-il déclaré en terminant ce qui aura été un véritable pensum. «Les quinze derniers kilomètres, c’était un chemin de croix, je n’ai jamais connu ça. C’est un projet qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Jamais je ne referai ce sentier, ça, c’est sûr.»
Compétition officielle ou pas, record à la clé ou pas, reste une vérité universelle en matière de trail: on ne court pas 180 kilomètres sans avoir mal aux jambes à la fin.
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