Quand les mots ne suffisent plus, on parle de magie. Sans doute est-ce pour cela qu’en arrivant au sommet du Breithorn, Nicole Niquille a, l’espace de quelques secondes, cessé d’encourager ses seize compagnes de cordée. Assise parmi elles, dans une luge conçue spécialement pour cette ascension hors du temps, elle s’est tue et a fermé les yeux.

La neige virevolte. Le grésil fouette son visage. Le soleil chauffe sa peau. Et le vent a l’odeur de la liberté. Cela fait vingt-huit ans, depuis qu’un accident lui a coûté l’usage de ses jambes, que la première femme guide de Suisse ne s’est plus tenue sur une cime alpine de plus de 4000 mètres. Alors, elle déguste.

A faire pâlir le Cervin

Sous le soleil éclatant de ce premier samedi de juillet, même le Cervin s’incline devant son voisin considéré comme un 4000 facile d’accès dans les Alpes. Car bien que le sommet emblématique de Zermatt ait été le décor des plus grandes aventures de l’histoire alpine, la cordée qui vient de gravir ce modeste Breithorn (4164 mètres), ne peut que le faire pâlir de jalousie.

Celles qui la constituent sont les nièces, les amies ou les collègues de Nicole Niquille. Toutes connaissent les pouvoirs galvanisants de la montagne. Aucune ne s’attendait à vivre un instant aussi fort. Le temps de l’ascension, toutes viennent de ressentir les effets de la solidarité et de l’optimisme. Le vent souffle au sommet, mais la voix de leur protégée retentit comme un écho. «Un! Deux! Un! Deux!» Leur cœur bat encore au rythme de ce pas qu’elles ont toutes adopté ensemble. Elles soufflent, s’embrassent. Elles sont heureuses.

Encordée autour de cette précieuse luge, chacune a eu un rôle. Certaines ont poussé, d’autres, équipées de harnais destinés normalement aux chiens de traîneau, ont tiré. Personne n’a donné d’ordre. Toutes partagent une passion commune pour les activités en plein air. Mais si certaines d’entre elles en ont fait leur métier, c’est en partie grâce à l’esprit libre de la Fribourgeoise qui, en 1986, est devenue la première femme guide de Suisse.

Un goût de l’aventure

Il n’y avait, à l’époque, pas de revendication féministe dans le choix de sa carrière. Mais il y avait de la passion. Au début des années 80, quand l’alpiniste fribourgeoise a décidé de vouer sa vie à la montagne, c’était parce qu’aux côtés de Françoise, sa sœur jumelle, elle avait pris goût à l’aventure. Elles aimaient les sommets pour le chemin qu’elles devaient parcourir pour les atteindre. Elles aimaient la grimpe pour sa gestuelle fine et légère. Mais par-dessus tout, elles aimaient partager ces expériences en altitude avec des êtres chers.

Pendant près de dix ans, arpentant les cimes notamment auprès de son compagnon, l’alpiniste Erhard Loretan, Nicole Niquille vit pour sa passion. «J’avais choisi un quotidien où je sentais le grésil s’accrocher à mes joues, où l’odeur du vent emplissait mes narines, où le soleil envahissait ma peau. Une vie où bonheur rimait avec hauteur, où liberté signifiait monter, raconte Nicole Niquille dans un texte écrit avant de partir à Zermatt. Pendant huit longues années le métier de guide m’a comblée. Puis un jour la vie a décidé que ça suffisait.»

C’était en 1994. Alors qu’elle cueillait des champignons au pied d’une falaise non loin de Charmey, une pierre a heurté son crâne et l’a condamnée à demeurer en chaise roulante. C’est un drame, mais en aucun cas cet accident ne lui a fait tirer un trait sur la montagne. Les sensations et les émotions dont l’altitude l’a gratifiée restent profondément ancrées en elle.

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Les pieds sur terre

Entre les murs froids du bâtiment du Trockener Steg, avant d’atteindre le Petit-Cervin, Nicole Niquille a précisé: «Je ne suis pas une romantique sentimentale. Ce Breithorn ne représente pas mon retour à la montagne. C’est cependant un beau projet qui réunit de belles personnes.»

Parmi elles, ses nièces, Julie et Manon Repond, s’éloignent rarement d’elle. Jumelles elles aussi, elles forment avec Nicole un trio complice. «Je pourrai enfin les voir en montagne!» se réjouissait cette dernière, qui ne cachait pas avoir ressenti une certaine excitation lors de la préparation de la course. «Nous avons regardé la météo, parlé d’itinéraire et étudié la stratégie que l’on choisira pour monter.»

Ont-elles ressenti une quelconque appréhension? «Absolument pas! se sont-elles exclamées en chœur. Pour nous, tout a toujours été possible.» En kayak, à cheval, en bateau, au Népal ou dans son auberge au lac de Taney, Nicole Niquille s’est, en effet, toujours amusée à défier les limites que lui imposait son handicap. Alors lorsque l’été passé, dans les rues de Zermatt, elle rencontre Caroline George, la coordinatrice du Women Peak Challenge lancé par Suisse Tourisme, elle se montre évidemment enthousiaste à l’idée de tenter l’ascension du Breithorn l’année suivante.

Un projet finalement féminin

«En voyant l’émotion dans ses yeux lorsque je lui ai fait la proposition, cela m’a paru comme une évidence», se souvient la guide quelques jours plus tard au téléphone. A l’origine, personne n’imaginait ce projet exclusivement féminin. «Mais lorsqu’on nous a dit qu’on n’y arriverait pas sans l’aide des hommes, cela nous a motivées à rester entre femmes.»

Il leur a fallu quelques mois pour échafauder les plans, s’entraîner et confectionner grâce à l’entreprise suisse Orthotec, qui a proposé gratuitement son aide, le siège dans lequel Nicole Niquille a gravi la montagne. D’ailleurs, la Fribourgeoise compte mettre à la disposition des associations cette assise en carbone disposée sur un patin principal (un ancien snowboard) et agrémentée de deux petits skis latéraux.

Contactée quelques jours après l’ascension, Nicole Niquille a encore la tête dans les hauteurs. «D’expérience de guide, je n’ai jamais rencontré de cordée aussi chaleureuse et solidaire», se souvient-elle. Elle n’est pas la seule à penser cela.

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