Champions du surplace (3/6)
Premier grimpeur du neuvième degré, l’Allemand a révolutionné le milieu de l’escalade des années 1980. Son secret tient dans un entraînement spécifique et une planche de bois munie de réglettes, le désormais célèbre pan Güllich

Certains destins sportifs se sont construits dans des espaces restreints. A l'heure du confinement généralisé et des compétitions à l'arrêt, ils peuvent représenter une belle source d'inspiration
- premier épisode: Andri Ragettli, le confinement acrobatique
- deuxième épisode: Michel Giroud, le saut est dans ses cordes
Regardez-le, assis dans les airs vêtu d’un short minimaliste. Seul son bras, plié à l’équerre, le soutient. A l’exception de ceux de son visage, qu’il tente de rendre impassible, tous ses muscles sont contractés. Dans cette vidéo, commentée par le Dr Weineck, médecin du sport fasciné par les capacités du jeune homme, Wolfgang Güllich dévoile les prouesses que son corps est capable d’exécuter.
Cet athlète a un peu plus de 20 ans. Il porte une crinière sauvage qui le rapporte à la mode de son époque et s’affiche aussi en collants fluos souvent suspendu sous une paroi déversante. On pourrait le croire gymnaste, il n’en est rien. Wolfgang Güllich est un des meilleurs grimpeurs du monde. Et avec sa bande d’amis qui rôdent entre les parois du Jura franconien, en Allemagne, il est en train de révolutionner sa discipline.
Un sport nouveau
L’escalade libre telle qu’on la connaît aujourd’hui est relativement jeune. Entre les années 1970 et 1980, la plupart des ascensions se font encore en style «artificiel»: en utilisant des échelles et des étriers pour progresser dans la voie. Traditionnellement, si on aborde des parois afin de les escalader, c’est souvent dans le but de s’entraîner pour la haute montagne. Mais peu à peu, l’idée de faire de cet exercice une activité en soi, voire une discipline sportive, fait son chemin.
Au nord-est de Nuremberg, le Jura franconien offre des parois dans un calcaire à trous caractéristique des lieux. Les voies d’escalade qui parcourent cette roche sont aussi courtes que nerveuses. Aujourd’hui encore, elles attirent les grimpeurs les plus assidus du monde, qui viennent les répéter en glissant dans la pierre leurs doigts gonflés et meurtris par leur passion. Dans les années 1980, ces voies étaient libérées les unes après les autres. Lorsque l’une d’elles était escaladée sans interruption, ni l’aide de matériel si ce n’est d’une corde et de dégaines pour pallier la chute, un point rouge était inscrit à ses pieds.
Parmi les 12 000 voies que recèle le Jura franconien, siège Action directe. Ce premier 9a que le monde a connu s’achève à 12 mètres au-dessus du sol et se dessine sur un surplomb à 45°. Ce monstre repu requiert des gestes techniques, précis et dynamiques. Ainsi qu’une force herculéenne: la plupart des prises se tiennent à un ou deux doigts. En 1987, Wolfgang Güllich a déjà enchaîné un 8c. Il rêve d’être le premier à grimper Action directe mais il sait que 9a a beau être le niveau suivant, un gouffre doit être franchi pour y parvenir.
La solution dans une planche de bois
Le garçon sait mettre les chances de son côté. Il aborde d’ailleurs son sport différemment des autres. Etudiant en sciences du sport, il compte bien tirer avantage de ses connaissances. Des médecins le suivent alors qu’il pousse ses entraînements à un niveau scientifique, explorant toutes les chaînes de traction musculaires de l’extrémité des doigts au plus profond du cœur. «Il n’y a rien de tel que trop de puissance» est son credo.
Alors que l’escalade se démocratise lentement, Wolfgang Güllich développe une force sans égale et fait des barres de traction un outil essentiel à sa progression. Toutefois pour accéder au 9e degré, quelque chose de plus spécifique lui est nécessaire.
En 1987, au Café Kraft à Nuremberg, la salle de sport qu’il fréquente assidûment, Wolfgang Güllich érige finalement le fruit de sa création: une planche de bois munie d’une succession de réglettes d’épaisseurs différentes qu’il a bricolée lui-même. Un appareil simple qui impose un rapport à son corps brutal mais qui réalise des merveilles. Suspendu par le bout des doigts, le grimpeur n’utilise nullement ses jambes. Ses membres inférieurs pendent dans les airs alors que son corps s’élève puis s’abaisse au fil des réglettes en adoptant une multitude de combinaisons possibles tout en force, en maîtrise et en explosivité.
Déjouer les lois de la gravité
D’abord baptisée campus board, cette invention adoptera au fil du temps le nom de son créateur pour devenir pan Güllich. Un instrument de torture qui s’est avéré la clé de voûte du succès. Le 14 septembre 1991, «après onze jours d’essai et des mois d’entraînement spécial», le grimpeur allemand parvient à enchaîner les 16 mouvements nécessaires à atteindre le sommet d'Action directe.
Depuis, le niveau n’a pas cessé de s’élever. Aujourd’hui, Silence, le premier 9c de l’histoire, situé à Flatanger en Norvège, a été grimpé par Adam Ondra, en 2017. Alors qu’en 2013, à 19 ans, Alex Megos a été le premier à parcourir Estado critico, un 9a à Siurana, en Espagne, «à vue», lors de sa première tentative.
Mais quel que soit l’athlète, s’il atteint aujourd’hui un niveau d’escalade stratosphérique, c’est grâce à un entraînement minutieux inspiré de celui de Güllich et exécuté dans un milieu confiné où siège inévitablement un pan Güllich dans les parages.
«Les lois de la gravité peuvent être déjouées», avait l’habitude de dire Wolfgang Güllich. En 1992, un mois après avoir doublé Sylvester Stallone dans Cliffhanger, le jeune Allemand s’est envolé pour de bon après s’être endormi au volant de sa voiture. Son nom n’en continue pas moins à résonner dans toutes les salles de grimpe et à éveiller dans chaque grimpeur l’espoir d’être un jour plus fort encore.
Profil
1960 Naissance à Ludwigshafen, en Allemagne.
1988 Réalise le «campus board», baptisé pan Güllich par la suite.
1989 Ouvre une nouvelle voie dans la Tour de Trango au Pakistan.
1991 Enchaîne Action directe dans le Frankenjura, la première voie cotée 9a au monde, la plus difficile de l’époque.
1992 Double Sylvester Stallone dans les scènes de grimpe du film «Cliffhanger».
1992 Décède dans un accident de voiture.