Les championnats du monde de ski alpin commencent lundi à Saint-Moritz. Pendant deux semaines, toutes les stars de la discipline dévaleront les pentes de la Corviglia sous les yeux d’une centaine de milliers de spectateurs. Et avant eux, il y aura les ouvreurs. Anonymes mais aussi nécessaires au bon fonctionnement du Cirque blanc que les intermittents du spectacle à la tenue d’un festival. Les uns tirent des câbles le dos voûté en s’imaginant sur scène jouer un solo de guitare, les autres skient pour rendre service en rêvant d’un dossard.

Anthony Bonvin sera peut-être l’un d’entre eux lors du slalom de clôture, le dimanche 19 février, si son programme ne l’envoie pas plutôt s’entraîner du côté de Lenzerheide. Il en saura plus peu avant l’épreuve. Durant l’hiver, son agenda se remplit quasiment au jour le jour. Ce qui est sûr, c’est que le Valaisan de 22 ans aura d’ici-là disputé deux géants en Autriche, puis deux slaloms en Pologne, et passé des dizaines d’heures dans un minibus sur les routes européennes. Car comme Beat Feuz ou Carlo Janka, Anthony Bonvin est skieur professionnel.

Mais sa vie n’a pas grand-chose à voir avec celle des stars de l’équipe de Suisse. Il passe son troisième hiver dans la troisième catégorie d’athlètes de la fédération, le cadre B, ce qui signifie qu’il figure parmi les huitante meilleurs skieurs mondiaux dans sa spécialité (le slalom). Juste au-dessus, il y a le cadre A, et puis enfin l’équipe nationale. Plus un athlète franchit de paliers, plus il perçoit d’argent des sponsors et plus son encadrement s’étoffe. Confortables une fois le plus haut niveau atteint, les conditions de vie d’un skieur d’élite peuvent se révéler compliquées avant cela.

«Ce n’est pas la galère»

Cette réalité «bis» existe dans tous les domaines. Mais en sport, elle est cachée, comme la forêt par l’arbre, derrière les revenus mirobolants des stars du football ou du tennis. Qu’un jeune doive enchaîner les stages précaires pour se faire une place dans l’univers concurrentiel du graphisme n’étonne personne, mais qu’un athlète s’investisse à plein-temps dans sa discipline sans parvenir à en vivre avantageusement reste une sorte de curiosité pour le grand public.

Devant un thé qu’il boit tranquillement dans une cafétéria sédunoise, Anthony Bonvin, sympathique jeune homme qui donne l’air de toujours voir le bon côté des choses, s’amuse de tout cela. Il se situe pourtant à une étape délicate de sa carrière: le programme est devenu trop chargé pour pouvoir mener une activité annexe (d’éventuelles études par correspondances mises à part) mais la rémunération toujours insuffisante pour vivre de manière indépendante.

Il a ainsi mis ses études sur pause à une année d’obtenir sa maturité, et il habite toujours chez ses parents, à Arbaz. Ils ne le financent plus directement, mais assurent le gîte et le couvert sans contrepartie. «Ce n’est pas une situation facile à accepter, mais ce n’est pas la galère non plus, souligne le jeune skieur. Je ne peux pas m’offrir n’importe quoi, je n’ai pas la possibilité de prendre un appartement, mais de toute façon, cela n’aurait pas forcément de sens alors que je ne passe que quelques jours par mois en Valais.»

Dans une famille mordue de ski, sa voie professionnelle passerait presque pour banale. Marc, le frère d’Anthony, n’a tourné le dos au haut niveau qu’à cause d’une hernie discale chronique. Didier, son père, fut chef de la relève à Swiss-Ski et le conseille encore beaucoup. Hors du contexte familial, le jeune homme se heurte à plus d’incompréhension. «Si tu rencontres une fille, c’est difficile de faire des projets alors que tu ne gagnes presque pas d’argent et que ton agenda évolue sans arrêt. Et même au-delà, les gens ne se rendent pas compte de la vie d’un sportif d’élite. A l’école, mes amis n’arrêtaient pas de me dire que j’avais de la chance de faire ce que je faisais. Ils voient le ski comme eux en font le week-end, ils imaginent la poudreuse. Mais ils ne pensent pas qu’on se lève à 4 heures du matin pour aller s’entraîner, qu’on enchaîne avec de la condition physique et avec des réunions. Et que la poudreuse, on n’en voit jamais…»

L’exploit qui fait rêver

Depuis qu’il appartient au cadre B de Swiss-Ski, Anthony Bonvin alterne pour l’essentiel entre des épreuves de Coupe d’Europe et des courses FIS, soit des épreuves de deuxième et troisième catégories. Elles se disputent devant le public d’un match de troisième ligue de football, mais le niveau est bien celui du sport d’élite. «En ski, personne ne fait de la compétition pour s’amuser, décrit le Valaisan. Tous ceux qui sont là sont très entraînés, déterminés et prêts à prendre des risques pour se démarquer. En Coupe d’Europe, le niveau est incroyablement dense.»

Il est d’autant plus légitime pour le dire cette saison, car il peut comparer avec la Coupe du monde. Lui qui ne s’était invité qu’une fois à Adelboden (en 2014) a disputé sept des neuf slaloms de la saison cet hiver. Et, loin de la pression qu’il se met lors des manches de Coupe d’Europe, il a signé de très encourageants résultats, comme sa 33e place à Wengen. «Pour un centième, j’étais 30e et qualifié pour la deuxième manche. Je me serais élancé en premier, sur une piste intacte, dure, comme je les aime. Qui sait? J’aurais pu me rapprocher du top 20…»

Ce genre d’exploits, c’est exactement ce dont rêvent Anthony Bonvin et les autres intermittents du Cirque blanc. Quelques performances qui, pour une poignée de secondes, les propulsent pour de bon dans la cour des (très) grands. Le slalomeur d’Ardaz se rappelle que vers l’âge de 16 ans, il était au coude-à-coude avec Daniel Yule ou Luca Aerni. «A quoi ça se joue à partir de là, franchement, je n’en sais rien…»

Aux Mondiaux, Yule et Aerni rêveront de podium tandis qu’Anthony Bonvin n’est pas encore sûr d’y officier comme ouvreur. Mais il reste convaincu qu’il peut concrétiser ses ambitions. «Mon plan A, c’est le globe de cristal et la médaille d’or olympique», lance-t-il sur le ton de l’humour. Et le plan B? «M’installer en Coupe du monde sur la durée, faire partie du cadre A, ce serait déjà bien. J’ai consacré toute ma vie au ski et je l’ai toujours fait avec plaisir. Mais si, au final, cela ne devait pas porter ses fruits, cela me ferait quand même mal au coeur.» Resterait alors le plan C: une reconversion. Il ne s’y précipitera pas, mais pourrait imaginer un boulot en lien avec le ski, le corps humain ou… la géographie. «Je ne dors jamais en voiture, alors à force de parcourir l’Europe et de regarder les paysages, on y prend goût…»