Comment le catch est devenu un sport féministe
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AbonnéUn combat de catch féminin est programmé vendredi soir à Genève dans le cadre d’un festival féministe. Ce «théâtre de l’emphase», autrefois ringard, bénéficie de l’intérêt nouveau des milieux progressistes

Deux salles, une ambiance. Dans les arenas américaines des années 1990, bourrées jusqu’à la gueule de rednecks surexcités, comme dans la salle d’armes du Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève jeudi dernier, où un personnel pressé de fermer les portes, encadrait un public urbain et féminin, nombreux, d’abord intimidé, les mêmes prises produisent toujours les mêmes effets. Que le méchant s’écroule dans un terrible fracas, qu’il se tienne les côtes en grimaçant, que le gentil l’envoie valser dans les cordes ou le mette au tapis, le même rugissement de satisfaction jaillit du public. A chaque fois, le catch remplit sa fonction.
Entre les hallebardes de Marignan et les mousquets des Vieux-Grenadiers, le méchant était un homme. Rien de personnel; c’est juste que le gentil était une gentille: une femme, Leila Dupré, 21 ans. Ce vendredi soir à La Gravière, sous l’égide du festival Les Créatives et juste avant un concert latino, cette blonde gracile sera opposée à une autre femme, Johanne Bonnet. Enjeu de cette «Créatives Supercup»: un premier championnat féminin en Suisse. Et peut-être un autre regard sur le catch.
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Qu’il soit bien accueilli au sein des milieux alternatifs est une première surprise. Par quel miracle ce symbole du machisme le plus ringard est-il devenu un outil de la cause féminine? «Parce que c’est un moyen de conquérir un espace réservé aux hommes», répond simplement Prisca Harsch, directrice adjointe des Créatives.
«Une justice enfin intelligible»
Le catch a ceci de plaisant qu’il ne peut pas être pris trop au sérieux. Même Adrian Johnatans, qui surjoue la masculinité toxique au milieu d’un public a priori hostile à son personnage, s’en tire sans dommage. Plus habile qu’il n’y paraît, ce promoteur a lancé voici dix-sept ans la Swiss Power Wrestling (non reconnue par Swiss Olympics). Et a bien compris l’intérêt qu’il y avait à relier les combats du catch à ceux du féminisme. «Les catcheurs, comme les femmes, ont de tous temps dû lutter contre les préjugés, estime-t-il. Et d’ailleurs, le catch féminin existe depuis Mildred Burke en 1937. La version hyper-sexualisée, dans la boue ou la gelée d’airelles, n’est de loin pas la norme. Les hommes, eux, ont parfois eu droit à des combats dans de la fiente de porc.»
Le féminisme étant souvent accusé d’être excessif, il était assez logique qu’il s’emparât du catch, spectacle de l’emphase, où le geste est outré pour être immédiatement compréhensible. «Cette fonction d’emphase est bien la même que celle du théâtre antique, dont le ressort, la langue et les accessoires concouraient à l’explication exagérément visible d’une Nécessité. [Les catcheurs] sont, pour quelques instants, la clef qui ouvre la Nature, le geste pur qui sépare le Bien du Mal et dévoile la figure d’une Justice enfin intelligible», écrit Roland Barthes, qui faisait du catch l’une de ses Mythologies.
La Fribourgeoise Leila Dupré est l’une des lutteuses. Comment cette jeune femme originaire de La Tour-de-Trême, blonde et gracile, d’apparence placide, presque indolente, s’est-elle mise aux atemis, manchettes et autre «coup de la corde à linge»? «Les gens qui me gardaient quand j’étais petite regardaient du catch à la télé. Ça m’a plu, j’ai eu envie d’en faire après avoir fait de la natation au niveau national jusqu’à 15 ans.»
«Une histoire avec de la violence»
Leila Dupré a rejoint voici trois ans la petite troupe de catcheurs d’Adrian Johnatans à Lausanne. Combien sont-ils en Suisse à pratiquer? «Une grosse trentaine, dont dix filles, estime le promoteur qui réduit à 22 le nombre de «ceux qui ont le niveau». Les deux femmes sont Leila Dupré et Johanne Bonnet, qui disputeront leur premier combat vendredi. Elles s’y préparent à raison d’un entraînement par semaine sur le ring, plus trois à quatre entraînements de condition physique, souplesse, cardio.
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Au moment de se retrouver entre les cordes, Leila Dupré sera partagée entre excitation et anxiété. «Ce sera ma première fois, j’imagine que cela ressemblera aux premières fois, résume-t-elle avec une logique imparable. Mon objectif, c’est d’être capable de produire un combat intéressant pour le public. Faire n’importe quoi, ça ne m’intéresse pas. Pas plus que de combattre en string dans la boue.»
Ce qu’elle aimerait, c’est un jour pouvoir vivre du catch. Sur le ring, ses capacités techniques sont très convaincantes. Mais son talent apparaît surtout dans sa capacité à se transcender sur scène. Avant: le legging fatigué et le dos un peu voûté, elle a l’air d’une ado qui attend sans entrain le cours de zumba. Après: l’effort a gonflé ses trapèzes, cambré sa posture, redressé son menton, embroussaillé son chignon et mis du rouge à ses joues. La gamine paraît femme, mais peut-être n’est-ce qu’un jeu, car elle semble douée pour composer un personnage. «Le catch, c’est raconter une histoire avec de la violence», dit-elle en s’éclipsant.
A voir
- Championnat de Suisse féminin de catch. Vendredi 25 novembre à 22h à La Gravière
- Luchadoras, film documentaire de Paola Calvo et Patrick Jasim (2021, 92', vo st fr/angl). Samedi 26 novembre à 16h aux Cinémas du Grütli (salle Langlois)