Régulièrement, Sylvain Tesson, écrivain de pied en cap et alpiniste de première force, désertait le spectacle désolant des agonies d’une civilisation en surchauffe. Il battait retraite dans des contrées lointaines. Il avait fait du retranchement l’un des beaux-arts. Sa stratégie? «L’escapisme», qu’il théorise en corrigeant Napoléon: «Fuir, c’est commander! C’est au moins commander au destin de n’avoir aucune prise sur vous.» Alors, il n’y a pas à hésiter, fuyons! Quitte à se retrouver nez à nez avec un ours dans les forêts de Sibérie.


Un portrait de Sylvain Tesson: Sylvain Tesson, le hussard sur le toit


A Paris, Tesson s’éprouve aussi au gré de sa passion stégophile: «Longtemps, j’ai batifolé sur les toits, nous dit-il, primesautier. Je grimpais sur les bâtiments, je me prenais pour un alpiniste des villes. Dans mes yeux d’enfant tardif, les cathédrales étaient des Himalayas. J’aimais la compagnie des gargouilles, je vadrouillais sur les corniches, rentrais par les fenêtres, me rétablissais sur les toits. A Paris, le zinc, la tuile et l’ardoise composaient une mosaïque, ma géographie intime. Les concierges étaient mortes, j’avais horreur des digicodes, j’en étais réduit à gravir les façades.» Voilà donc son système. L’été 2014, c’est peu de le dire, il vola en éclats.

La chute

Un soir de grande liesse, encouragé, c’est sûr, par un vin généreux, lui vint ce qui lui venait souvent. Il escalada la maison de ses amis qui lui faisaient une fête. Pour ce corps dont la complexion consentait tout et qu’il s’autorisait par conséquent à n’épargner guère, le temps était peut-être venu de payer sa dette «au bureau des excès». C’est la chute. Huit mètres, tout de même. Côtes, vertèbres et crâne en miettes. Résultat: une motricité d’étoile de mer. Et cette épilepsie qui, malgré les médicaments et l’abstinence – Sylvain Tesson trouvait en l’alcool un certain adjuvant à l’effort – vous prend à l’impromptu. Quant à la présentation de soi, comment faire bonne figure avec cette paralysie faciale d’inspiration cubiste?

Ces coups du sort nous valent pourtant deux livres de la plus belle eau: Sur les chemins noirs (2016), où le récit d’une reconquête de soi sur «un réseau de chemins campagnards ouverts sur le mystère, baignés de pur silence, miraculeusement vides», et Une très Légère Oscillation (2017), un journal intime couvrant la période la plus funeste de sa vie, mais détaillant aussi, mine de rien, sa méthode de résurrection.

A propos de «Sur les Chemins noirs»: La France secrète de Sylvain Tesson

Le corps et l’esprit

Alors, bien sûr, puissent beaucoup, blessés légers ou de longue distance, sportifs ou non lire ces deux livres, s’en inspirer peut-être, y puiser l’allant nécessaire au retour à la santé. Mais il y a plus. Beaucoup plus. Car, chez Tesson, on ne saurait faire la part entre l’aventurier qui écrit ou l’écrivain qui s’aventure. Il réussit à faire quelque chose que d’autres échouent souvent à faire passer, à faire penser, à faire sentir. Je veux parler des relations entre le corps et la pensée, et ce sans accorder à l’un des termes de l’équation une prévalence forcément dépréciative pour l’autre. Cela n’a l’air de rien. Mais ça change tout. La clé du dispositif littéraire de Tesson tient en cela. Penser et sentir.

Sentir mieux grâce à la mise en mots des sensations qu’autorise l’expression de la pensée. Penser plus en s’efforçant d’interroger nos sensations plutôt que de les laisser se jouer de nous. Or, pour tenir les deux bouts de cette affaire-là, il faut répudier d’entrée de jeu l’idée christianisée d’une séparation radicale entre l’âme et le corps, l’esprit et la chair, la théorie et la pratique, la culture et le corps. C’est très précisément ce que fait Sylvain Tesson. Au reste, les livres qu’affectionne l’écrivain parlent du corps dans toutes ses virtuosités. Ainsi de l’auteur romain de langue grecque du IIIe siècle Philostrate de Lemnos, à qui l’on doit ce précieux conseil: «La santé existe quand les fonctions sont en accord avec la nature.»

Une citation en tête…

A rebours, le corps de l’écrivain même meurtri, rendra hommage aux quatre cent cinquante marches de la cathédrale Notre-Dame de Paris, arpentées quotidiennement, et auxquelles il confiera une partie de sa convalescence. On l’aura compris, c’est un va-et-vient incessant entre le corps et la culture, la culture et le corps que l’on retrouve évidemment jusque dans la devise de Tesson: «Fuir dans la montagne, dormir dans les bois, lire peut-être?».

Sur l’un des «chemins noirs» menant au «Pas de Vallon», bien avant cette chute d’eau «cascadant dans les mousses», en cet endroit précis où, immanquablement, les pierriers pentus vous travaillent le dos, un homme marchait. Ma foi, s’y efforçait. En un pas bien moins leste que celui de naguère. Faisant halte trop souvent, plus souvent qu’à son tour. Un livre dans le cœur. Une citation en tête. A l’affût d’une pensée qui vaudrait, retranscrite, deux-trois lignes bien senties dans ce carnet petit qu’il sait toujours tenir à portée de sa main. Attentif à ce corps dont il guette, inquiet, mais plein d’espoir, les signes précurseurs de son ancienne vigueur, l’homme au visage crispé joue maintenant son va-tout. Il a placé son salut sous les auspices du mouvement.


La précédente chronique de Pierre Escofet: Coerver ou les mouvements de l’incertitude