L’anecdote demeure célèbre dans le landerneau. L’écrivain et poète Jacques Guhl, fondateur de l’école de football de Sion, est l’un des envoyés spéciaux de la Tribune de Lausanne au Mondial mexicain de 1970. Son premier boulot consiste à couvrir l’entrée en lice de l’Italie contre la Suède. Le même jour, il a l’occasion d’aller visiter, avec quelques collègues, les pyramides aztèques de Teotihuacan, «la cité où les hommes se transforment en dieux».

Féru d’art, Guhl ne s’en prive pas. De retour à Mexico, il prend son téléphone et dicte un papier entièrement consacré aux merveilles qu’il vient d’admirer, à leur symbolique éternelle. A l’autre bout du fil, le journaliste chargé de prendre son texte remarque timidement: «Mais, Monsieur Guhl, vous ne deviez pas parler du match Italie-Suède?» «Ah oui! répond Jacques Guhl. Ajoutez cette phrase à la fin: «En rentrant à notre hôtel, nous avons appris que l’Italie avait battu la Suède par 1-0, et cela nous parut dérisoire.»

Les professionnels

Impensable de nos jours? Certes. N’empêche que cette attitude pionnière marquait le début de l’ancrage du sport dans son milieu ­culturel, puis social, politique, économique et… people. Cela grâce, en ce coin de pays romand, à un visionnaire, lui aussi écrivain et journaliste. Chef de la rubrique sportive de ladite Tribune, Raymond Pittet décida de confier la réalisation de sujets non plus à des amateurs – le facteur ou l’instituteur du coin qui se faisait des sous en relatant le match du dimanche après-midi –, mais à des professionnels aguerris, qu’ils fussent gazetiers diplômés ou experts patentés (ce qui explique la présence de plusieurs d’entre eux, dont Jacques Guhl, au Mondial 1970, puis au Weltmeisterschaft 1974).

En sachant très bien ce qu’il faisait, Raymond Pittet inventa ainsi le vrai journalisme de sport et, cerise sur le gâteau, son appellation newsmag, subtil cocktail d’actualité, d’histoires contées, de recul intellectuel, d’écriture lustrée.

Plus tard, lors de la Coupe du monde espagnole de 1982, il se chargea d’arpenter les stades – en écrivant tout sauf des comptes-rendus de matches – épaulé par un reporter qui sillonnait la péninsule ibérique à la recherche de sujets «magazine» hors foot, destinés à faire découvrir aux lecteurs les gens et les particularités du pays.

En même temps, dans le journal d’à côté, 24 heures, sévissait avec brio un certain Norbert Eschmann, ancien international suisse, fin connaisseur du ballon rond, et qui entendit en faire, via sa rubrique, la référence en Suisse romande, voire au-delà. Entourés d’un duo de journalistes-analystes comme ce pays n’en a peut-être jamais connu, Esch­mann et ses lieutenants se mirent à décortiquer les moindres recoins tactiques et techniques du football. Avec eux, le commentaire personnel, étayé et approfondi voyait le jour.

Pittet, Eschmann, deux bons génies qui donnèrent au sport ses lettres de noblesse médiatiques, en firent «la» section reine, incontournable, de leurs journaux respectifs. Et pas seulement pour les passionnés.

La recette moderne

Quand il s’est agi, au Nouveau Quotidien – nous sommes au début de la décennie 1990 – de faire du sport sur deux petites pages, c’est-à-dire «autrement», la recette fut vite trouvée: un mélange de newsmag et d’analyse, étendu à toutes les disciplines et saupoudré d’une «touche NQ», mélange concocté par des collaborateurs de talent.

Idem ici, au Temps. Où celles et ceux qui ont porté la responsabilité de cette rubrique, depuis mars 1998, ont accompli un travail de fond afin de satisfaire une exigence moderne: il fallait que le sport soit encore plus «anglé», décalé par rapport à l’actu pure et dure, ancré dans ses multiples épiphénomènes.

Aujourd’hui, avec la disparition de ses pages sportives, ce média perd une partie noble de sa chair. Là-haut, Raymond Pittet et Norbert Eschmann doivent se sentir tristes.