Cinq extraits de film pour démystifier la maltraitance
JOJ
Au cours d’une carrière sportive, on a statistiquement plus de risques de subir des abus interpersonnels qu’une déchirure des ligaments croisés. Mais le sujet reste beaucoup plus tabou, regrette une équipe médicale, qui le met subtilement en lumière au village olympique
Le dispositif n’a rien de spectaculaire. Il s’agit d’une petite cabine où l’on s’assied pour regarder des extraits de films. Cinq au total, d’une durée d’une minute chacun. Des scènes où des athlètes sont vilipendés en public, mis sous pression par un entraîneur ou brutalisés par des coéquipiers. Lorsque l’écran devient noir, il faut répondre à trois questions. A la place de l’athlète, aurais-je été mal à l’aise? La situation était-elle acceptable? Aurais-je réagi d’une manière ou d’une autre?
Cette salle de cinéma pas comme les autres est installée au Vortex, et les athlètes participant aux Jeux olympiques de la jeunesse sont invités à s’y installer. C’est le moyen qu’ont trouvé les équipes du CHUV pour ouvrir le dialogue sur le thème de la maltraitance dans le sport, qui reste tabou en dépit des conséquences potentiellement dévastatrices et d’une prévalence aujourd’hui bien documentée. «Une étude montre que 75% des sportives et sportifs subissent une maltraitance émotionnelle au cours de leur parcours, souligne Sarah Depallens, médecin cadre au CAN Team (pour Child Abuse and Neglect) du CHUV. Statistiquement, c’est donc plus commun qu’une commotion cérébrale ou qu'une déchirure des ligaments croisés. Mais c’est aussi beaucoup plus difficile d’en parler.»
Le poids des réseaux sociaux
Les situations en question peuvent prendre des formes très diverses, des abus sexuels à l’humiliation publique en passant par le fait de pousser un athlète à se dépasser jusqu’à la blessure. «Chaque cas dépisté est une belle opportunité pour faire cesser la maltraitance, reprend la spécialiste, mais il est clair que cette problématique est souvent mal identifiée, autant par la victime que par les professionnels encadrant le jeune athlète. Il est donc appréciable qu’une démarche comme la nôtre puisse avoir cours dans le cadre des Jeux olympiques de la jeunesse. Cela montre que le CIO s’en soucie.»
Quelques affaires très médiatisées ont mis le sujet en lumière, comme lorsque l’ancien médecin de l’équipe nationale américaine de gymnastique artistique Larry Nassar a été reconnu coupable de multiples agressions sexuelles. Mais de nombreuses victimes continuent de souffrir en silence. «On a déjà tendance à n’imaginer que la situation où le coach s’en prend à l’athlète, reprend Sarah Depallens. Mais les cas de maltraitance entre pairs sont également fréquents. Au sein d’une même équipe, il peut y avoir une concurrence qui vire au malsain. Et aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, le harcèlement ne s’arrête pas à la porte de la chambre…»
Pas de témoignage direct
Pour cette spécialiste, les jeunes sportifs constituent un groupe à risque pour plusieurs raisons. L’emprise des entraîneurs qui peut conduire à des abus de pouvoir. La pression qui peut aller de pair avec la pratique sportive dans certains pays où elle est identifiée comme l’un des seuls ascenseurs sociaux efficaces. La distance qui sépare certains athlètes de leur famille pour quelques jours, lors de camps, ou de manière plus permanente. Mais Sarah Depallens sait aussi que, souvent, les témoignages directs ne surviennent que des années après les faits. Quand il n’est plus possible de protéger l’intéressé, ou d’autres victimes potentielles. «Des études montrent qu’une victime d’abus sexuel en parle en moyenne dix ans plus tard», précise-t-elle.
Et que disent les jeunes en sortant de la cabine du Vortex, élaborée avec la complicité du Service de protection de la jeunesse, de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (pour le design) et de la Faculté de cinéma de l’Université de Lausanne (pour la sélection des extraits)? «Notre hypothèse serait que les sportifs d’élite ont un seuil de tolérance à la violence interpersonnelle plus élevé que la population d’adolescents générale. Nous devrons effectuer un travail d’analyse à la fin des JOJ pour voir s’il existe des tendances en fonction de l’origine des athlètes, de leur âge ou de leur genre. A ce stade, nous n’avons pas recueilli de témoignage direct de maltraitance subie. Mais l’avis des jeunes sportifs ou de leurs encadrants sur ce sujet est passionnant.» Comme ce jeune hockeyeur qui a terminé l’expérience en haussant les épaules et en disant que dans son sport, il était habitué à vivre bien pire que les situations présentées…
Comme beaucoup de projets développés dans le cadre des Jeux olympiques de la jeunesse, celui-ci est appelé à se poursuivre au-delà de la quinzaine. Les responsables réfléchissent à la possibilité de faire voyager leur cabine dans des écoles ou des clubs sportifs. Parce que le sujet de la maltraitance mérite d’être bien traité.