Dans le sillage du mouvement #MeToo, de nombreuses sportives ont récemment dénoncé des abus sexuels perpétrés par leur entraîneur. En France, chaque semaine apporte un nouveau cas, frappe un nouveau sport. Et en Suisse? Rien, pour le moment. Mais le pays a connu ses scandales, en 2018 dans le judo à Genève, en 2015 dans le football en Valais, en 2013 dans la natation au Tessin.

Le phénomène des violences sexuelles dans le sport, que l’on semble redécouvrir, n’est pas nouveau. Il est connu, documenté et étudié depuis les années 1990 au moins, avec les premiers témoignages (souvent relatifs à des pratiques des années 1970) et les travaux de la sociologue anglaise Celia Brackenridge. En Suisse, le cas d’un entraîneur de gymnastique pédophile, «l’affaire Köbi F.», a incité Swiss Olympic et l’Ofspo à mettre en place un programme de prévention lancé dès 2003.

En Suisse romande, le travail de terrain est notamment effectué par l’association ESPAS (Espace de soutien et de prévention – abus sexuels), qui propose des suivis thérapeutiques pour victimes et auteurs et dispense des formations auprès de l’encadrement sportif. Son responsable Prévention, Marco Tuberoso, est actif dans ce domaine depuis 2007. Pour lui, les révélations ne seront qu’un feu de paille. Seul un travail de fond, basé sur la communication et la coresponsabilité de tous les acteurs, peut rendre la pratique du sport plus sûre pour les jeunes.

Le Temps: Quelle est la prévalence des cas d’abus sexuels dans le cadre du sport en Suisse romande?

Si l’on prend les cinq dernières années, nous avons 54 cas de «demande de conseil», dont 36 pour des suspicions d’abus, 26 dans le cadre de relations d’entraîneur ou encadrant à enfant et 10 dans le cadre de relations entre jeunes athlètes*. Je ne pense pas qu’il y ait plus de cas que par le passé, au contraire, mais on en parle davantage. Parallèlement, nous constatons une augmentation des questionnements des structures sportives (clubs ou associations) sur ces questions.


* Selon une étude de la Fondation Optimus réalisée en 2012 en Suisse alémanique, plus de 50% des cas signalés se produisent entre jeunes du même âge.


La pratique sportive est-elle un terreau particulièrement favorable aux situations à risque?

Ni plus ni moins que les autres domaines d’activité sociale. En France, l’étude de Decamp & Joly en 2009 révélait que 11% des athlètes interrogés déclaraient avoir vécu «un dépassement de limites» de la part d’un entraîneur ou encadrant, et 9% ne savaient pas si ce qu’ils avaient vécu était acceptable ou non. On arrive donc en tout à une personne sur cinq victimes d’abus, ce qui est le chiffre commun de l’Union européenne et de la littérature classique sur le sujet. Le milieu sportif n’est donc pas plus ou moins à risque, mais il se distingue de deux manières: d’une part, c’est le lieu où l’enfant est confié à l’adulte avec souvent la volonté qu’il l’aide à dépasser ses limites, ce qui peut encourager à franchir d’autres limites; d’autre part, c’est un milieu où, jusqu’à récemment, il était difficile pour quelqu’un d’extérieur de dire si un geste était problématique ou non.

Le sport, quoi qu’on en pense, c’est d’abord le corps…

Exactement. Est-ce qu’un entraîneur de patinage a le droit de tenir une patineuse par la taille? Est-ce que poser sa main sur la cambrure de la gymnaste est légitime? Sans parler de la classique tape sur les fesses au joueur qui entre en jeu… De l’extérieur, ces pratiques ne sont pas simples à juger. Dans nos formations, nous recommandons aux structures et aux entraîneurs de dire clairement aux athlètes et à leurs parents quels sont les gestes adéquats et pourquoi. C’est à eux de le définir, pas à nous.

L’apparition récente et massive d’équipes féminines dans les clubs de football a posé une question nouvelle: quand et comment l’entraîneur peut-il entrer dans le vestiaire? Le problème sautait aux yeux et la réponse est apparue facilement.

Cette situation illustre le changement de paradigme: avant, l’entraîneur faisait ce qu’il voulait comme il voulait. Désormais, il doit s’interroger sur les conditions de sa pratique, comme ouvrir la porte du vestiaire. Il y a eu un glissement de la société sur ce que l’on attend d’un entraîneur, qu’on appelle désormais plus volontiers «éducateur».

Trouvez-vous bien qu’un entraîneur se demande s’il peut ouvrir la porte du vestiaire?

Je trouve bien que la structure entourant l’entraîneur se la pose. Qu’elle dise à l’entraîneur comment il doit agir et qu’elle explique aux parents pourquoi l’entraîneur entre ou non. En football, l’ASF se l’est posée. Nous avons un partenariat avec quatre associations cantonales romandes, qui toutes ont été confrontées à un cas récent.

Que leur dites-vous?

Qu’il n’y a pas une règle définie et identique pour tous. Ils sont souvent frustrés parce qu’ils aimeraient des recettes à appliquer. Nous ne disons jamais «je vous autorise» ou «je vous interdis» parce que la réalité du terrain, ce n’est jamais blanc ou noir. Par exemple, les équipes de filles dans le football amateur posent parfois un problème de place: comment fait-on quand il n’y a pas assez de vestiaires? Nous préférons ainsi parler de «processus de prévention», parce que c’est un chemin à trouver. Un jeune joueur de 6 ans peut avoir besoin d’aide dans le vestiaire. Avec des adolescents, la problématique sera différente. Mais qu’un entraîneur entre ou pas, il est important que la structure puisse dire aux parents ce qu’elle préconise et pourquoi.

Est-ce important aussi pour l’entraîneur?

Il y a le cas récent d’un entraîneur à Genève qui n’a pas osé pénétrer dans un vestiaire où un enfant criait. Lui et d’autres avaient joué à grimper sur un lavabo en inox, qui s’était décroché. L’adulte n’a pas osé entrer de peur d’être accusé de quelque chose. C’est un phénomène que nous observons depuis une dizaine d’années: les adultes ont de plus en plus peur de s’approcher des enfants. A raison parfois: en voulant rattraper sa jeune gymnaste de 14 ans, un entraîneur lui a touché les seins; les parents ont voulu porter plainte. Mais ils auraient peut-être aussi porté plainte si leur fille s’était cassé la jambe… Il faut en amont un discours clair sur ces questions, dire que la structure a un devoir envers l’enfant de sécurité sexuelle mais aussi de sécurité tout court.

Comment tenir ce double objectif?

En judo, des clubs organisent en début de saison une sorte de leçon type où tous les gestes sont expliqués aux parents. Dans d’autres structures – mais c’est plus aberrant, selon moi – l’entraînement ne peut pas avoir lieu si les parents ne sont pas présents. Il doit y avoir une coresponsabilité: les clubs doivent réfléchir mais ils doivent aussi impliquer les parents. Par exemple, un entraîneur ne peut pas ramener un enfant seul dans sa voiture, sauf si les parents sont d’accord. Chacun pense souvent qu’il doit agir dans son coin, alors qu’au contraire, la meilleure prévention est la communication. L’abus survient justement dans les zones d’ombre, dans les zones de non-communication.

L’écrivain Yann Queffélec, ancien moniteur de voile, trouverait dangereux que l’adulte, censé incarner la transmission du savoir, ne soit plus vu que comme le potentiel prédateur…

C’est complètement vrai. D’ailleurs, c’est quand les encadrants ont senti les prémices de ce retournement que nous avons commencé à avoir une écoute et une réponse de leur part. Cela fait dix ans que je dis aux adultes: «Ne voyez pas le mal partout.» Ce qui n’empêche pas de prendre les menaces d’abus au sérieux, mais les clubs, les associations constituent un précieux lieu d’échange et de transmission, un important filet de cohésion sociale qu’il faut préserver.

Que pensez-vous d’ailleurs de ce terme de «prédateur»?

Il est rarement approprié au milieu sportif. Nous ne parlons même pas d'«abuseur» mais d'«auteur d’abus». Il y a, bien sûr, quelques cas de «chasseurs», mais la plupart du temps, ce sont des gens qui ne mettent pas les limites au bon endroit. On ne voit généralement pas un adulte passer de la zone «verte» à la zone «pénale» sans un dégradé. Les décrire comme des «monstres» est faux mais aussi dangereux, parce que, souvent, les victimes restent liées par certains aspects à la personne, elles lui trouvent encore quelques qualités. Leur dire «oui, mais c’est un monstre», c’est leur ajouter de la culpabilité.

Etes-vous favorable à l’obligation pour les clubs sportifs de vérifier le casier judiciaire de leurs éducateurs?

En Suisse, il existe en plus du casier judiciaire un casier «S», pour les crimes sexuels. Il y a aussi la possibilité de retirer la licence Jeunesse + Sport à un entraîneur à problèmes. Dans certains cantons, des structures souvent subventionnées réclament les deux fichiers. Dans la pratique, c’est plus compliqué parce qu’il n’est pas toujours facile d’obtenir ces documents, ne serait-ce que pour les ressortissants des pays limitrophes. Et puis, ces personnes n’ont pas toujours été déjà condamnées. Nous sommes favorables à ce que les structures sachent qui elles engagent et qu’elles leur tiennent un discours clair, qui en dissuadera peut-être d’emblée certains. Mais c’est aussi aux parents d’exiger cela des structures. Et ce que je remarque, c’est que, sans impulsion claire des politiques, rien ne peut se faire.

Pour avoir discuté avec certains d’entre eux, les nombreux cas actuels font des abus une question globale, ce qui peut soulager les structures sportives de la peur d’être perçues comme faisant partie du problème.

Franchement, j’en doute… Il y a de nombreuses raisons de rester dans le déni: nous, on ne fait pas de haut niveau, c’est un problème des sports individuels, etc. On avait déjà dit «plus jamais ça» au moment du procès de l’entraîneur de foot en Valais en 2015, et puis ça retombe. Dans six mois, cela va retomber de nouveau, jusqu’à la prochaine crise. Nous constatons plutôt une baisse de nos activités dans les structures sportives, on fait moins appel à nous. Une étude faite en 2014 montrait que 80% de nos participants venaient contraints et forcés, mais que 90% partaient contents d’être venus et recommanderaient notre formation à leurs collègues. Le problème, c’est que lorsque le cours est facultatif, il est annulé une fois sur deux faute de participants. Rien ne changera sans une vraie volonté politique, avec des mesures incitatives fortes.

Vous ne croyez pas à la libération de la parole?

Il y a incontestablement quelque chose de nouveau, lié à #MeToo, qui permet à plus de femmes de s’exprimer plus facilement, et je m’en réjouis. Mais les cas qui sortent en ce moment parlent de femmes victimes d’abus commis par des hommes. Il reste difficile pour les hommes de parler des abus commis par des hommes, et plus encore de parler des abus sur des hommes commis par des femmes, qui concernent, selon les études 10 à 15% des cas mais seulement 2 à 3% des condamnations, et qui demeurent le tabou ultime. Je suis content que les femmes parlent, mais je serai content quand les hommes parleront aussi.