La lutte antidopage a, involontairement, pris une facette mythologique et théâtrale. Cet incessant recommencement, cette éternelle sensation d'inachevé, cette impression du gendarme qui poursuit le voleur mais ne le rattrape jamais, rappelle le tonneau percé des Danaïdes qui se vidait alors qu'on le remplissait, ou encore le pauvre Sisyphe dont la pierre roulait irrémédiablement au bas de la montagne en vue du sommet.

Tant d'efforts pour rien, ou presque. Depuis quarante ans, le scénario est toujours le même. Les athlètes pris la main dans la confiture nient en bloc l'évidence alors que l'opinion publique, avide consommatrice de médailles et de records, feint de s'indigner et crie «Mon Dieu, le dopage!», sur le ton grotesque et hypocrite des acteurs des comédies de boulevard qui s'exclamaient: «Ciel, mon mari!» De Tom Simpson à Floyd Landis, de Ben Johnson à Justin Gatlin, les comportements des sportifs semblent avoir peu changé. L'intimidation des contrôles ne fonctionne guère. Dario D'Ottavio, ancien directeur du Laboratoire de toxicologie de l'Hôpital Forlanini, à Rome, consultant de la brigade des stupéfiants italienne et coordinateur du Conseil national des chimistes italiens pour la lutte contre le dopage, nous aide à comprendre pourquoi.

- Dopage-antidopage: le fossé se creuse

L'ère de la lutte antidopage commence après les Jeux olympiques de Tokyo en 1964. La supériorité manifeste des athlètes des pays de l'Est dans les épreuves de force et de résistance poussa les autorités sportives à mettre en place les premiers tests. En quarante ans, les contrôles sont-ils devenus plus efficaces? «Il faut se poser une double question, intervient Dario D'Ottavio: quels progrès a fait l'antidopage, mais aussi quels progrès a fait le dopage? Les substances utilisées autrefois, tels que les stimulants ou les amphétamines, sont désormais retrouvées à 100%. Il y a encore quatre ou cinq ans, il aurait fallu plusieurs semaines avant d'avoir la certitude que la testostérone utilisée par Floyd Landis était de nature synthétique. La recherche progresse et nos instruments sont de plus en plus sophistiqués. Le problème, c'est que le monde du dopage évolue continuellement et migre vers de nouvelles substances, des anabolisants dont la structure est plus complexe, qui parfois ne se trouvent pas dans le commerce. Par ailleurs, certaines substances telles que l'insuline ou l'hormone de croissance ne sont toujours pas détectables. Dopage et antidopage voyagent sur des axes qui s'éloignent progressivement.»

«En outre, les laboratoires risquent la paralysie en raison de l'apparition et de la multiplication des nouvelles molécules. Aujourd'hui, on en recherche moins de 500. Le système risque d'imploser si, à l'avenir, on passe à 2000 ou 3000. N'oublions pas que l'on trouve ce que l'on cherche et on cherche ce que l'on connaît. Avant le scandale Balco aux Etats-Unis, personne ne savait ce qu'était la THG. Combien de nouvelles molécules, encore inconnues, échappent aux contrôles? Il faut, par ailleurs, composer avec la mondialisation: sur un site internet chinois on peut se procurer la quasi-totalité des substances interdites par l'Agence mondiale antidopage. La bataille n'est pas perdue, mais si l'on s'en tient aux statistiques, on constate que seuls 2% des tests pratiqués sont positifs dont 30-40% au cannabis: vous pensez que cela reflète la réalité?»

- Insuline et transfusions: on cherche sans trouver

On n'entend jamais parler de positivité à l'insuline. Pourquoi? «Parce qu'on est incapable de la différencier de celle produite par l'organisme, répond Dario D'Ottavio. Marco Pantani a été mis en examen pour détention d'insuline seulement parce que nous avions retrouvé des seringues usagées dans sa chambre d'hôtel. Or, l'insuline a des effets intéressants: elle accélère la reconstitution des stocks de glycogène, le carburant du muscle, et fonctionne indirectement comme anabolisant.»

«L'hormone de croissance, très utilisée aujourd'hui pour son effet anabolisant et sa capacité à faire fondre la masse graisseuse, ne se détecte pas non plus. Les travaux étaient très avancés au moment des Jeux de Sydney 2000, mais la technique utilisée ne s'est pas révélée efficace. D'autres modèles théoriques n'ont jamais vu le jour en raison d'un manque de financement. Une solution serait de convaincre l'industrie pharmaceutique d'utiliser systématiquement un marqueur neutre sur les hormones que l'on retrouverait facilement dans le sang, mais certains pays n'y adhéreraient pas et les fabriqueraient pures...»

En revanche, l'EPO, qui stimule la production de globules rouges et facilite le transport de l'oxygène, elle, est décelable. «Certes, mais la méthode française utilise un flacon de 75 ml d'urine que l'on concentre ensuite à 25 microlitres, une quantité infime. Pour trouver des traces, il faut que la prise d'EPO soit récente, une limite évidente.»

Et les transfusions? «La peur du test sur l'EPO a poussé les tricheurs à revenir aux transfusions. Si un athlète se fait transfuser une poche de sang d'un donneur compatible, on peut le démasquer. C'est ce qui est probablement arrivé au cycliste américain Tyler Hamilton. En revanche, nous sommes encore impuissants face à la transfusion autologue, quand un athlète utilise son propre sang. Il existe une piste: au microscope, la morphologie des globules rouges vieillis n'est pas exactement la même, et les résultats ne sont pas complètement fiables. La seule solution, c'est l'établissement d'un passeport de santé où les valeurs sanguines habituelles de l'athlète sont répertoriées. Si on le contrôle fréquemment, on peut détecter une transfusion grâce à la variation du nombre de globules rouges, qui augmente d'environ 5-10% dans les 48 heures suivant la transfusion.»

- La testostérone de Landis: une bourde désespérée?

C'est le produit en vogue. Un anabolisant, de loin la classe de produits la plus utilisée. Elle augmente la masse musculaire et donc la puissance. «D'ordinaire, les athlètes y ont recours pendant la phase de préparation, explique D'Ottavio, une période pendant laquelle personne ne les contrôle. Si la testostérone est prise par voie orale, elle disparaît complètement du corps humain en 48 heures. Dans le cas d'une injection elle reste parfois présente huit mois. La testostérone ne fait pas gagner le Tour de France, elle peut en revanche faire partie d'un traitement plus complexe qui comprend également EPO, hormones, IGF1 et insuline: c'est le cocktail gagnant.»

«Landis? Il pourrait s'agir d'une tentative désespérée du type «que Sanson meure avec tous les Philistins», ou d'une accumulation de testostérone brusquement relâchée par son organisme. Dans les valises des coureurs, la police italienne a souvent retrouvé des patches à diffusion lente, qui se collent sur le périnée le soir des étapes, pour maintenir constant leur taux de testostérone, juste en dessous du seuil d'alarme. Un stockage dû à une mauvaise assimilation graduelle aurait pu provoquer la positivité.»

- Cinq exigences précises pour gagner la bataille

«Si le monde scientifique le décide, la plaie du dopage peut être enrayée, assure le toxicologue transalpin. Premièrement, il faut établir une intense coopération internationale. J'insiste: il faut que tous les pays décident de lutter contre le dopage. Les cyclistes qui partent s'entraîner l'hiver en Afrique du Sud ou au Mexique ne recherchent peut-être pas que l'ensoleillement. La sévère loi italienne, qui assimile le dopage à un délit pénal, a permis d'obtenir d'excellents résultats parce qu'elle donne tous les moyens à la police, comme les écoutes téléphoniques ou les caméras miniatures, pour démasquer les tricheurs.»

«La volonté de stopper le fléau doit être internationale, sinon, les Etats qui combattent le dopage risquent de se retrouver isolés, leurs athlètes ne remporteront plus de médailles dans les grandes compétitions et le mécontentement des sponsors et des autorités sportives ira croissant. Deuxièmement, je milite personnellement depuis des années pour l'établissement d'un passeport médical de l'athlète avec tous les paramètres sanguins, la seule solution pour démasquer les transfusions autologues. Troisièmement, rationaliser les contrôles. Un test classique coûte 250 euros, une recherche d'EPO environ 300 euros supplémentaires. A ce prix, il faut optimiser. Certains contrôles semblent inefficaces: combien de joueurs de football tombent dans les mailles du filet?»

«Il est par ailleurs inutile de rechercher la testostérone chez un joueur de pétanque. Il serait opportun d'établir un panel, discipline par discipline, des substances les plus utilisées et d'effectuer des contrôles durant toute l'année en privilégiant les tests inopinés au domicile des athlètes, en particulier pendant la période qui précède une compétition importante. Un coureur cycliste de grands Tours est plus exposé aux contrôles, parce que son activité s'étale sur plusieurs semaines, alors qu'un match de football dure deux heures.»

«Quatrièmement, il faudrait établir une fois pour toutes une réglementation précise: quelles substances sont interdites et à partir de quelles quantités. La liste établie par l'Agence mondiale antidopage comporte des points obscurs. Il y est parfois écrit: «Molécule X et semblables». Que signifie semblables? Cinquièmement, des sanctions exemplaires: la radiation immédiate pour les dopés. A ces cinq points, il faut ajouter une sensibilisation des jeunes sportifs. Formation et information sont souvent très efficaces auprès des enfants.»