Le hors-champ d’une photo mythique de l’histoire du cyclisme
Cyclisme
Le cliché symbole de l’entente entre les deux rivaux italiens des années 1950, Fausto Coppi et Gino Bartali, est dévoilé en entier par la découverte récente (et fortuite) de son original

Tour de France, 1952. Nous sommes dans les étapes alpines. Fausto Coppi, l’une des vedettes du vélo de l’époque, vient de récupérer le maillot jaune la veille, lors de l’arrivée à l’Alpe d’Huez. En ce 6 juillet, l’étape est encore de celles qui laissent des traces dans les muscles: Bourg-d’Oisans-Sestrières, 182 kilomètres. Une poignée de cols à faire frémir: la Croix de Fer, le Télégraphe, le Galibier, Montgenèvre et Sestrières pour finir. Coppi veut absolument remporter l’étape: le final se joue en Italie, il veut y honorer le maillot jaune. A cette époque, le Tour était réservé aux équipes nationales. Gino Bartali, le grand rival de Coppi, fait partie de la sélection transalpine et il a entre autres la tâche d’aider son capitaine, plus jeune que lui de cinq ans.
Nous voici donc sur les premières pentes du col du Télégraphe, sous une chaleur écrasante. Carlo Martini, photographe italien spécialisé dans le vélo, est là. Il souhaite prendre un cliché qui puisse témoigner de la très bonne entente entre Coppi et Bartali, réunis sous le maillot italien. Quoi de mieux donc que le passage d’une bouteille d’eau entre les deux?
Martini, qui travaille pour l’agence Olympia, se place au bord de la route et, probablement, se met d’accord avec un spectateur qui a une bouteille d’eau pour qu’il la passe à l’un des deux Italiens. Vraisemblablement, ce sera Bartali, assurant les fonctions du gregario en cette journée, qui prendra la bouteille et la passera à son capitaine. Le cliché est fait: les deux champions s’échangent une bouteille d’eau pour se rafraîchir sur les pentes du col du Télégraphe, sous un soleil de plomb. Bartali est à gauche sur la photo, Coppi à droite. Cette photo fera le tour du monde, symbolisant l’entraide des deux fuoriclasse de la petite reine, qui ne se sont pas toujours aussi bien entendus.
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Comme un intrus
Des générations entières ont vu le cliché. La gazzetta dello sport le tient pour «le plus iconique de l’histoire du sport». Mais personne ou presque ne l’avait vu en entier. Jusqu’en 2020.
Le confinement a donné l’occasion à l’ancien pistard transalpin Marino Vigna (81 ans) de bien ranger ses albums photos. Il est tombé sur la version originale, qui n’avait jamais été publiée. On y découvre aussi le Belge Stan Ockers à droite de Coppi ainsi que trois autres coureurs: l’Espagnol Bernardo Ruiz et les Français Raphaël Geminiani et Jean Robic, dont on aperçoit les ombres juste dans la roue de Bartali.
Le magazine hebdomadaire Sport illustrato de La gazzetta dello sport avait mis en une le cliché coupé probablement par le rédacteur iconographe de l’époque. On y voyait bien l’échange de bouteille entre le maillot jaune Coppi et Bartali, mais Ockers (et son ombre sur le bitume) n’apparaissait pas. Il aurait été comme un intrus dans le tableau.
En revanche, les ombres des copains d’échappée n’ont pas été retirées sur tous les clichés en circulation dans la presse. «Ce détail m’avait toujours chiffonné, nous explique Carlo Delfino, médecin généraliste à Varazze, sur la Riviera en Ligurie, et passionné d’histoire du cyclisme. Quand Marino est venu ici pour ses vacances avec d’anciennes photos qu’il avait rangées pendant le confinement, je l’ai accueilli avec plaisir mais je ne pensais pas trouver un trésor pareil. J’ai failli tomber de ma chaise.»
Stan Ockers, le grand oublié
Ainsi sont dévoilés les dessous d’une photo qui a fasciné de nombreux amoureux de sport en général et de cyclisme en particulier. Mais comment est-elle arrivée chez Marino Vigna? «Mon père avait été coureur avant d’ouvrir un magasin de vélos dans le quartier Cagnola à Milan, raconte l’intéressé. Il connaissait très bien Giovanni Tragella, le directeur sportif de la Bianchi, où Coppi avait longtemps couru. Je n’ai pas d’autre explication: je crois que Tragella avait donné cette photo à mon père. Je l’ai toujours vue comme ça depuis que j’ai 12 ans. D’ailleurs, c’est par hasard que je l’ai amenée à Varazze pour les vacances. Je l’avais apportée avec des photos de Girardengo que je voulais montrer à sa petite-fille et à son arrière-petite-fille, qui passent aussi l’été sur la Riviera.»
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A Sestrières, quelques cols après le fameux cliché, Coppi remportera l’étape en prélude de sa deuxième victoire sur le Tour de France. Mais cette «nouvelle» photo rend hommage aux échappées et surtout à un Belge un peu oublié de l’histoire du cyclisme, Stan Ockers, qui prendra la deuxième place de la Grande Boucle, sera sacré champion du monde en 1955 puis décédera tragiquement à Anvers en 1956.
Place au Giro!
L’orgie cycliste de cet automne se poursuit, dès ce samedi, avec le Tour d’Italie. Après le Tour de France, les Mondiaux et quelques classiques, le Giro baladera son peloton jusqu’au dimanche 25 octobre. Les Suisses Simon Pellaud, Danilo Wyss et Kilian Frankiny participent à une épreuve dont les favoris sont, entre autres, Vincenzo Nibali et Geraint Thomas. LT