Le dernier cœur à cœur de Gustavo Kuerten
TENNIS
Trois fois sacré sur la terre de Roland-Garros, où il a dessiné tant de cœurs, l'hédoniste bariolé a quitté la compétition le corps lourd, hier, dans une grande ovation.
Et puis Gustavo Kuerten a compris, versant des larmes sur cette terre aride où, «sans réfléchir», il avait dessiné le cœur de Picasso. Du pathos, forcément: «J'ai souffert. Mais j'ai aussi mal quand je dors, quand je marche, quand je mange. Les forces m'abandonnent.» Les grandes histoires d'amour finissent mal, en général. Sinon elles ne finiraient pas.
L'amoureux transi a remporté trois Roland-Garros, le premier par inadvertance, les deux suivant avec extravagance. Gustavo Kuerten, dit Guga, a conquis une élite pragmatique, d'obédience utilitaire, où il est immortalisé malgré lui en dépuceleur de conventions. Ce fut une crinière sauvage à l'ère des turbans sages, quelque part entre le Che Guevara et Bruce Springsteen. Ce fut une haute tenue de cacatoès - à moins que ce ne soit l'inverse - au temps des costards, dont celui que lui tailla Christian Bîmes, maître de céans: «Ici, Monsieur, on joue en blanc.»
Guga a remporté son premier Roland-Garros barbu, hirsute et bariolé. Il est revenu avec, seulement, quelques raideurs en sus, même tailleur bigarré, même petit hôtel du boulevard des Maréchaux où, chaque année, il descend avec raquette et guitare, parce que son mentor de toujours, Larri Passos, connaît les propriétaires. «L'année de ma première victoire, j'ai pris le bus tous les matins avec les ouvriers parisiens», rit Guga. Emu: «Maintenant, j'ai fait mon temps.»
Gustavo Kuerten n'a jamais caché ses émotions et, quand bien même, il n'aurait pas su où les mettre: la gueule n'est pas si grande, la carcasse est frêle, la sensibilité à fleur de peau. Sur terre, le dégingandé a trouvé la paix. «On en sort sale, content d'avoir bien travaillé, couvert de rouge comme si on avait vraiment combattu dans la poussière.»
Larri Passos, marchand de rêves, a vendu le combat d'hier comme un retour en force plutôt qu'un départ en douce. Le cœur y était. Pas le corps. «Kuerten a montré de beaux restes», a résumé Paul-Henri Mathieu, vainqueur sans forcer (6-3 6-4 6-2). Guga, debout mais tombé au millième rang ATP, a claudiqué vers la retraite avec panache; chaque coup gagnant fut acclamé comme le dernier baroud d'honneur d'un hédoniste mais, si l'homme avait été boxeur, son camp aurait jeté l'éponge. Pas Larri Passos qui, selon un pacte conclu quand le gamin avait huit ans, n'a cessé de l'exhorter.
Sous son égide a jailli le premier joueur d'Amérique latine à régner sur le classement ATP. Quand les journaux brésiliens expliquaient encore les règles du tennis à leurs lecteurs, Guga était l'icône de l'efficience débraillée, la personnalité la plus populaire de son pays, juste devant Ronaldo, et un numéro un mondial contrarié: «Ce statut implique des changements qu'aucun de nous ne soupçonne. De chasseur, on devient gibier. On est la cible, l'homme à abattre, sur chaque tournoi. Je pensais que la place de numéro un était une position privilégiée mais, au fond, elle est assez infernale à vivre.»
Guga tel qu'en lui-même, mu par des ambivalences inoffensives. Guga, surfeur par métier sans guère le pratiquer, guitariste du circuit avec trois chansons et quelques accords faciles, Guga qui cite Ghandi et Schwarzenegger dans un fourre-tout idéologique, Guga qui guerroie et festoie, qui convoque des dieux improbables pour bien jouer au tennis, trimbale des barbes de trois nuits, hèle les baba-bobo avec le salut du surfeur, éconduit les gardes du corps dont l'affuble l'autorité; Guga à la désinvolture mal assurée, «heureux avec 5 dollars en poche et quelques vagues», en rajoute son agent.
Sa première dépense de millionnaire fut une Renault Scénic, avec sièges en cuir. Gustavo Kuerten, leader mondial dans son secteur d'activité, a toujours refusé de salir son âme dans le costume blanc du tennisman. Pas le cœur non plus à jouer les comiques de banquet.
Guga n'a jamais accepté de statue à son effigie («c'est pour les morts») ni n'a connu le stress, qu'il considère avec bienveillance comme la maladie d'un peuple avancé. Affranchi: «Je joue pour jouer, pas pour gagner.» Insouciant: «Il ne parle jamais de sujets sérieux», dit son contemporain Carlos Moya. Un cœur gros comme un court de tennis: «Il est le seul gars à avoir jamais enjambé le filet pour féliciter un adversaire; en l'occurrence moi», rapporte Cédric Pioline. Un côté Brice de Nice, peut-être: «Il prend sa planche partout, mais il l'utilise peu. Il n'est pas un bon surfeur», cafte Larri Passos.
Et puis des emmerdes, fatalement. La célébrité qui frappe à la porte et reluque par la fenêtre. Des paparazzi dans les bosquets, des kidnappeurs aux aguets, l'exil inavouable dans une propriété bien gardée, loin des rades chahuteuses et des copains de quartier, loin d'une ville où l'heure de tennis coûte la moitié du Smic.
Et puis la capitulation inacceptable. En 2004, Gustavo Kuerten élimine Roger Federer à Roland-Garros, dessine un nouveau cœur et, déjà, le corps n'y est plus. Trois opérations à la hanche mettent sa carrière en souffrance. «J'ai dû réapprendre à courir», avoue-t-il. Guga peine encore à marcher mais, hier, il a quitté Paris debout, en tongs et en sueur, sous l'accolade de Christian Bîmes.