Les dirigeants de l'athlétisme mondial instaurent la justice à deux vitesses
DOPAGE
Après Merlene Ottey il y a un mois, c'est au tour du sauteur en hauteur cubain Javier Sotomayor de voir sa suspension pour dopage réduite. Motif? Carrière exceptionnelle… Tous deux participeront aux JO de Sydney
Dans les sports d'équipe, on appelle cela un magnifique autogoal. Les dirigeants de la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF), eux, préfèrent parler de «circonstances exceptionnelles», et de «prise en considération de l'aspect humain». Une «prise en considération» qui n'a pas fini de faire causer. Mercredi soir, au terme d'une journée de discussions, le Conseil de l'IAAF réuni à son siège de Monaco a en effet décidé de lever la suspension pour dopage du sauteur en hauteur Javier Sotomayor, contrôlé positif à la cocaïne en juillet 1999. Ou plutôt – puisqu'on aime jouer sur les termes dans ce milieu – de réduire de deux ans à un la suspension du Cubain. Formulé de toutes les manières, le résultat est le même: la première suspension devant se terminer le 31 juillet 2001, Sotomayor pourra participer aux Jeux olympiques de Sydney en septembre.
«Propos irresponsables»
Les arguments avancés par les dirigeants de l'IAAF pour justifier cette décision font bondir les responsables de la lutte antidopage dans le sport. «C'est un ramassis de propos irresponsables», s'indigne un scientifique. «Le Conseil a tenu compte de la carrière extraordinaire de Sotomayor, et du fait qu'il s'agit pour lui, à Sydney, de la dernière possibilité de décrocher un titre olympique, expliquait ainsi le porte-parole de la Fédération internationale mercredi soir, sans rire. Le Conseil a aussi constaté que Sotomayor avait passé plus de 300 contrôles antidopage, tous négatifs, au cours de sa carrière. L'IAAF n'est pas là seulement pour donner des punitions, il faut aussi prendre en considération l'aspect humain.» Même son de cloche chez Lamine Diack, le président sénégalais de l'IAAF: «C'était pour nous l'occasion de donner un signe à un athlète. Le problème n'est pas de savoir s'il est coupable, car il a été suspendu pour cela. Mais nous avons, dans nos statuts, une règle qui dit qu'il peut y avoir des circonstances exceptionnelles. Il a commis une erreur, nous lui donnons la possibilité de montrer qu'il n'en a fait qu'une.»
De là à penser qu'il existe au sein de la Fédération internationale d'athlétisme une justice à deux vitesses, une pour les «petits» et une autre plus clémente pour les stars, il n'y a qu'un pas. Et Javier Sotomayor l'a franchi allègrement, en profitant d'un palmarès impressionnant et des pressions exercées sur les responsables de l'athlétisme international par les dirigeants sportifs et politiques cubains. Le président de la Fédération cubaine d'athlétisme, le toujours très influent Alberto Juantorena, champion olympique du 400 et du 800 m en 1976, n'a eu de cesse de clamer l'innocence du plus titré de ses athlètes. Même Fidel Castro y est allé de son traditionnel couplet sur le complot occidental contre Cuba.
Dieu vivant
C'est que Javier Sotomayor est non seulement l'un des principaux espoirs de médaille d'or cubaine aux Jeux de Sydney, en compagnie des boxeurs, des stars du baseball et de l'escrime, mais aussi un dieu vivant dans son pays. A 32 ans, il a déjà tout gagné: un titre olympique en 1992, deux championnats du monde en 1993 et 1997. Depuis 1993, il détient le record du monde du saut en hauteur, fixé à 2,45 m. Une carrière extraordinaire, jusqu'au jour où un test antidopage effectué aux Jeux panaméricains de Winnipeg détecte de la cocaïne dans ses urines. Depuis ce 31 juillet 1999, les réunions se multiplient. «Je suis innocent», se défend évidemment l'accusé, prétextant avoir bu du thé. De suspension en recours, la commission d'arbitrage de l'IAAF décide finalement de suspendre le sauteur deux ans, le 27 juin passé. Puis la Fédération cubaine demande au Conseil de l'IAAF la requalification de son athlète trois semaines plus tard pour «circonstances exceptionnelles», avec le succès que l'on connaît.
L'ironie de la situation est telle que Javier Sotomayor croisera sans doute à Sydney Merlene Ottey, repêchée par la Fédération jamaïcaine malgré son élimination sur 100 m lors des sélections nationales. Contrôlée positive à la nandrolone le 5 juillet 1999 lors du meeting de Lucerne, la sprinteuse a été graciée il y a un mois par la même commission d'arbitrage de l'IAAF qui avait condamné Sotomayor, composée de juges indépendants de la fédération. Motif: l'analyse pratiquée par le laboratoire antidopage de Lausanne n'aurait pas permis de repérer le produit avec certitude. Une critique réfutée avec virulence par les responsables du laboratoire, dont la réputation de sérieux n'est plus à faire, mais déterminante. Javier Sotomayor pourrait aussi éventuellement taper dans les couloirs du stade olympique sur l'épaule de Linford Christie et de Mark Richardson, les deux sprinters britanniques contrôlés positifs à la nandrolone, et dont le cas doit encore être examiné par la commission d'arbitrage.
Contrôles hors compétition
Qu'importe, puisque tout va si bien dans le monde de l'athlétisme et que le président Lamine Diack conserve ses certitudes. «Nous sommes une fédération en tête dans la lutte contre le dopage, se flatte-t-il dans L'Equipe. Auparavant, d'après nos règles, un athlète était suspendu quatre ans, et c'est à la demande des autres fédérations que nous sommes revenus à deux ans. Nous avons dépensé plus de 2 millions de francs suisses pour les contrôles hors compétition, et près de 1 million en frais de justice.» Vues sous cet angle, évidemment, les choses paraissent beaucoup plus simples…