Je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître, et que les moins de 20 ans ne peuvent même pas imaginer. C’était il y a trente ans. Le football de clubs suisse était subitement gagné par une folie qu’il n’avait encore jamais vécue et qu’il ne retrouverait plus jamais.
En 1987, trois authentiques stars du football mondial signent dans des clubs de Ligue nationale A (LNA): l’Allemand Karl-Heinz Rummenigge à Servette, les Italiens Giancarlo Antognoni et Marco Tardelli à Lausanne et à Saint-Gall. Ils rejoignent Uli Stielike, arrivé deux ans plus tôt à Neuchâtel Xamax en provenance du Real Madrid.

Il faut bien comprendre de qui l’on parle. «Kalle» Rummenigge est double Ballon d'or (1980 et 1981), 51 fois capitaine de l’équipe d’Allemagne (fédérale). Un an plus tôt, il marquait en finale de la Coupe du monde 1986 contre l’Argentine de Maradona (défaite 3-2). Lui et Stielike – élu quatre fois consécutivement meilleur étranger du Championnat d’Espagne – avaient déjà perdu celle de 1982 contre l’Italie (3-1), dont Giancarlo Antognoni était le meneur de jeu et Marco Tardelli, buteur orgasmique en finale, le poumon. Rummenigge (32 ans) et Tardelli (33 ans) arrivent de l’Inter, Antognoni (33 ans) de la Fiorentina. Transposé dans le football d’aujourd’hui, il faudrait imaginer Francesco Totti à Sion, Andres Iniesta à Lausanne, Zlatan Ibrahimovic à Lucerne, Sergio Ramos à Bâle. Vous visualisez?

La «formule Rumo»

Le printemps de cette année 1987 avait déjà été bouleversant, avec le premier titre de Neuchâtel Xamax, champion, et le dernier (à ce jour) de Young Boys, vainqueur de la coupe. L’été avait été chaud avec la mise en place d’une nouvelle formule qui porte le nom du tout jeune président de la Ligue nationale, le Chaux-de-Fonnier Freddy Rumo. La LNA passait d’un championnat classique à 16 équipes et 30 journées aller et retour à une formule resserrée à 12 équipes, 22 matches avant le 13 décembre, et deux tours au printemps, l’un pour le titre avec les huit premiers, l’autre de promotion-relégation pour les quatre derniers de LNA et les quatre premiers de LNB.

Le 8 août 1987, la saison qui débute est déjà extraordinaire. On n’a encore rien vu. Au stade de la Pontaise, où le Lausanne-Sport reçoit le FC Zurich, Bertine Barberis débute sur le banc vaudois. Personne ne lui prête attention. Seul compte le numéro 10 blanc, Giancarlo Antognoni. Le «Michel-Ange» du Calcio dispute son premier match sous des couleurs autres que le violet de la Fiorentina. Des cars de tifosis sont venus de Florence. Banderoles, fumigènes, envahissement de pelouse: la Pontaise découvre la passion du football. Pour leur faire honneur, Antognoni marque le premier but de la victoire sur Zurich (3-1).

Pour un petit immigré italien, vous n’imaginez pas ce que ça a pu représenter. Qu’on puisse s’offrir un champion du monde, c’était incroyable.

Fabio Celestini, l’actuel entraîneur du LS

«Il n’y a jamais eu autant d’Italiens à la Pontaise qu’à cette époque, se souvient un habitué. Il fallait voir la fierté dans leur regard, surtout les petits patrons, les pizzaïolos, ceux qui avaient réussi économiquement mais qui n’avaient pas encore droit à la reconnaissance sociale.» «Pour un petit immigré italien, vous n’imaginez pas ce que ça a pu représenter, assure l’actuel entraîneur du LS, Fabio Celestini. Qu’on puisse s’offrir un champion du monde, c’était incroyable. Le foot, on le suivait surtout avec Noventesimo minuto sur la RAI. Moi, à cette époque, j’étais plus Renanais que Lausannois mais là, oui, je suis monté à la Pontaise. Il y avait plus de monde, plus de ferveur, plus de passion.»

Un champion du monde, la LNA en accueille un second le 10 septembre. A Saint-Gall, où Marco Tardelli s’engage à la surprise générale. L’ancien interiste a signé pour deux ans et 200 millions de lires par saison. «Le succès d’Antognoni montre que, en Suisse, il n’y a pas seulement des banques et du chocolat, mais qu’il y a une place pour le football à un certain niveau», assure Tardelli, qui ne cache pas qu’il vient aussi pour suivre des cours de langues dans une école d’interprète réputée. Il étrenne son nouveau maillot le 4 octobre à Bellinzone.

L’arrivée de Karl-Heinz Rummenigge

Entre-temps est arrivé Karl-Heinz Rummenigge. Le 23 septembre, «Kalle» (32 ans) atterrit à Cointrin en jet privé. Lui aussi provient de l’Inter, où on lui préfère désormais Enzo Scifo. Il aurait pu signer à Cesena, à Hambourg ou au PSG; il a choisi Servette. «Lorsque j’ai signé à Xamax, il disait que lui ne pourrait jamais jouer dans des stades de 5000 spectateurs», ironise Uli Stielike. «C’est vrai, je l’ai dit, répond Rummenigge, mais en habitant sur les bords du lac de Côme, j’ai souvent regardé les images du foot suisse sur la chaîne tessinoise et j’ai changé d’opinion.» On parle d’un salaire de 100 000 francs par mois.

Rummenigge débute sous le maillot grenat le 13 octobre à Neuchâtel, contre le Xamax de Stielike et Gilbert Gress. «Il est entré à la mi-temps, mais il n’a rien pu faire. Il y a eu 4 à 1, pour Xamax évidemment», rappelle Gress avec gourmandise. Servette enchaîne avec la réception de Lausanne, le 20 octobre. Rummenigge pose bras dessus bras dessous avec Antognoni. Le résultat du match ne fâche personne (1-1).

A un doigt d’éliminer le Bayern

Le lendemain, mercredi 21  octobre, Neuchâtel Xamax reçoit le Bayern Munich en huitième de finale aller de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’ancêtre de la Ligue des champions. «Nous avions battu le Real deux ans plus tôt et manqué de peu d’éliminer Hambourg. Nous ne faisions pas de complexe», se souvient Gilbert Gress.

Dans une Maladière montée sur tubulaires, le Bayern – «avec six futurs champions du monde en 1990, Matthäus, Brehme et les autres», insiste Gress – tombe de haut: 2-1 pour Xamax. Mais le retour à Munich s’annonce périlleux. Le déplacement de Servette à Châtel-Saint-Denis, le 28 octobre en Coupe de Suisse, et surtout la venue de Karl-Heinz Rummenigge au stade du Lussy, se transforme en fête populaire. «On a compté 4800 spectateurs, raconte l’ancien joueur Edouard Lin. Le car des Genevois avait eu de la peine à se frayer un passage dans la foule. Comme c’était un petit stade sans beaucoup de barrières ni de Securitas, Rummenigge était entré dans le vestiaire par la fenêtre de derrière.»
Le 4 novembre, Joël Corminboeuf arrête un penalty de Lothar Matthäus. Le gardien fribourgeois de Xamax fait le match de sa vie. A deux minutes de la fin, le grand Bayern est éliminé. Mais il reste deux minutes… Lorsque Pflügler marque enfin, «le staff bavarois était déjà rentré aux vestiaires», assure l’ancien milieu de terrain Robert Lei Ravello. «C’est mon grand regret, parce qu’on n’y a pas assez cru», admet Gilbert Gress.

San Antonio au Club des 200

Le 13 décembre, Neuchâtel Xamax remporte tout de même le tour préliminaire, devant Grasshopper. Servette arrache sa qualification en battant Saint-Gall 3-1. Sous la barre, le FC Bâle et le FC Zurich seront relégués. Les affluences ont progressé de 40% en une saison. Définitivement un autre temps.
Que s’est-il donc passé lors de cet automne 1987? La présence simultanée de quatre stars mondiales est à la fois structurelle et conjoncturelle. «Dans ces années-là, il y a de l’argent, résume l’ancien directeur de la Ligue nationale Edmond Isoz. Ces grandes stars gagnent autour d’un million par an, les meilleurs joueurs suisses comme Heinz Hermann ou Lucien Favre sont très bien payés et il est même courant de trouver des salaires de 5000 francs en Ligue B!»

«Dix ans avant, il y avait déjà eu Gunter Netzer à Grasshopper, rappelle l’ancien défenseur jurassien de Young Boys Jean-Marie Conz. Mais dans les années 80, les clubs avaient plus de soutiens privés. Certains gros salaires étaient souvent pris en charge par des amis du club.» Les présidents de club sont alors soit issus de l’immobilier, comme Carlo Lavizzari à Servette ou Georges Suri à Lausanne, soit de la construction, comme Gilbert Fachinetti à Xamax ou Sigi Gantenbein à Saint-Gall. Les uns gagnent beaucoup d’argent, les autres donnent du travail à beaucoup de monde. Cela crée un réseau, un tissu, où l’on échange facilement un marché contre une carte à 20 000 francs au «club des 100».

Ce système prospère dans les années 80. A Xamax, le Club des 200 (dont l’un des cofondateurs est l’écrivain Frédéric Dard, alias San Antonio) aspire un million de francs par an, environ 25% du budget du club. L’apport personnel du président-mécène est à peu près équivalent.

«Ils voulaient tous être champions de Suisse»

Dans le football, ces entrepreneurs trouvent une reconnaissance et une médiatisation auxquelles ils n’avaient pas accès. C’est grisant, addictif, dangereux. «Ils voulaient tous être champions de Suisse. Une bonne dizaine d’entre eux y ont laissé leur fortune», se souvient Freddy Rumo. On a appelé pourtant leur ère «l’époque des grands présidents». «Ils étaient capables, sur un coup de tête, de faire la différence dans un dossier», s’étonne encore Daniel Perroud, ancien président du Club des 100 du Servette.

En 1986, Carlo Lavizzari a failli réussir le coup du siècle: le transfert de Michel Platini à Servette. Daniel Perroud a récemment déjeuné avec Lavizzari et Platini. «Ils en ont encore reparlé à cette occasion; le transfert a capoté parce que l’affaire s’était ébruitée. Sans cela, Platini aurait joué à Genève.» «Lavizzari voulait sa star», résume Gilbert Gress. Ce sera Rummenigge, un an plus tard, qu’il va personnellement convaincre à Milan, une démarche très rare à l’époque.

L’orgueil n’interdit pas de savoir calculer. De 1986 à 1989, Xamax, Sion, YB et GC vont tour à tour jusqu’en quart de finale d’une Coupe d’Europe. Ces campagnes entraînent des revenus supplémentaires importants. Le quart de finale retour de Coupe de l’UEFA Xamax - Real Madrid en 1986 attire 25 500 spectateurs et rapporte près d’un quart du budget annuel. Les clubs n’ont alors droit qu’à deux joueurs étrangers sur le terrain. «Il valait mieux que ce soient de vrais professionnels, des joueurs qui poussent l’équipe vers le haut», indique Gilbert Gress. Autant viser le top, d’autant que les moyens financiers des clubs suisses ne sont pas beaucoup inférieurs à ceux des grands championnats européens (on ne parle pas encore de droits télé). Le reste est affaire d’opportunité.

Tardelli, le seul échec

«Uli Stielike a quitté le Real Madrid vexé qu’on ne lui ait pas offert les mêmes conditions qu’à Carlos Santillana», révèle Robert Lei Ravello, devenu un proche de l’Allemand à Neuchâtel. Poussé vers la sortie à Florence, «Giancarlo [Antognoni] ne se voyait pas jouer dans une autre équipe italienne», se rappelle son ami, l’hôtelier nyonnais Nicola Tracchia. Le LS, qui venait de racheter les contrats de joueurs qui appartenaient aux sponsors, devait lancer des jeunes et cherchait un joueur d’expérience pour les encadrer. Tous ont arrêté leur carrière en Suisse. Seul le transfert de Marco Tardelli est un échec. Il l’avouera en 2005 au Corriere Dello Sport: «Je n’avais plus la passion le dimanche. Or mon jeu était fait de tension émotionnelle et nerveuse.» Les trois autres n’ont laissé que des souvenirs émerveillés et des commentaires laudatifs.

A Neuchâtel, l’ancien Servettien Robert Lei Ravello se lie très vite d’amitié avec Uli Stielike. «Alors qu’on s’était «fritté» lorsqu’on était adversaires… C’était vraiment un meneur, quelqu’un d’exemplaire en permanence. Le seul truc, c’est qu’il ne tirait plus les penaltys depuis son raté contre la France en demi-finale de la Coupe du monde 1982.» A part ça, Gilbert Gress pouvait tout lui demander. «Il souffrait énormément du genou mais ne se plaignait jamais. Il a même fini une fois un match ailier droit, sans rechigner. Les plus grands joueurs sont toujours les plus simples à gérer.»

Même son de cloche à Lausanne. «Une fois, se souvient Nicola Tracchia, M. Barberis a demandé à Giancarlo de jouer avec les M21: pas de problème.» Au Servette, Karl-Heinz Rummenigge prend trois cours de français par semaine et oblige ses coéquipiers à le tutoyer. Pas facile pour José Sinval. «Pour nous, les jeunes, il était très impressionnant. Il avait beaucoup de charisme, Même Lucien Favre n’en revenait pas, il ne pensait avoir un jour la possibilité de jouer avec un joueur de ce niveau. Il était très calme, un peu à part mais très sympa avec tout le monde. Parfois, il venait manger avec nous, mais le plus souvent il rentrait retrouver sa famille.»

La fin des complexes

Le 20 octobre 1987, jour de Servette - Lausanne, Rummenigge expliquait au Matin que si tout le monde les imagine en préretraite, c’est parce que «les gens en Suisse sont trop autocritiques et sous-estiment leur championnat». «Nous avons tous progressé à leurs côtés, soutient Robert Lei Ravello. En jouant avec eux, nous nous sommes aperçus qu’ils n’étaient ni plus grands ni plus forts ni plus rapides, mais qu’ils avaient plus de confiance et de volonté.» «On était pro sans vraiment l’être, reconnaît aujourd’hui Jean-Marie Conz. On ne faisait que ça, mais comme des passionnés, pas à 100% comme un métier. Eux ont apporté ce côté mental qui faisait défaut en Suisse.»

La formule Rumo a densifié le championnat, avec 36 matches par saison au lieu de 30. «Les clubs sont entrés réellement dans l’ère du professionnalisme, estime Edmond Isoz. Les jeunes joueurs suisses, comme Chapuisat, Sforza, Sutter, ont beaucoup profité de l’apport de ces grands joueurs étrangers.»
L’équipe nationale également, débarrassée de ses complexes par… Uli Stielike. Mais l’âge d’or des clubs suisses s’achève. La crise immobilière frappe durement au début des années 1990. Les présidents n’ont plus les moyens, les fusions et acquisitions déplacent le centre de décision à Zurich, où l’on se moque de soutenir Xamax.

Les faillites des clubs se succèdent, d’abord en Suisse alémanique puis, avec un léger décalage parce que la mutation économique part de Zurich et de Bâle, en Suisse romande. Les repreneurs étrangers succèdent aux joueurs étrangers, mais eux prennent plus qu’ils ne donnent. Le football suisse découvre alors ses problèmes structurels, la vétusté de ses stades, les manques de sa formation, la modestie de ses droits télé, son manque de compétitivité internationale. Un autre chapitre s’ouvre, beaucoup moins glorieux que le précédent.


«Un moment unique dans l'histoire du football suisse»

Trois questions à Grégory Quin, historien à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (ISSUL)

Le Temps: A quoi ressemble le football professionnel en Suisse en 1987?

Grégory Quin: Il n’est pas homogène dans sa représentation. Grasshopper a 20 joueurs professionnels sur un effectif de 20, le FC Bâle n’en a aucun. A Neuchâtel Xamax, Gilbert Gress déclare en 1982 qu’il attend de ses joueurs «qu’ils se consacrent à 100% au football» alors que son président, Gilbert Facchinetti, estime en 1985 dans la Semaine sportive qu’il est «important que les joueurs se lèvent le matin et s’occupent l’esprit avec une activité professionnelle». De fait, Xamax n’a que 6 joueurs pros. Ce que l’on peut dire également, c’est que les écarts de budget sont assez minimes: Young Boys a 2,3 millions de budget, Xamax 4,1 millions, GC 5,1 millions.

– Comment les clubs suisses peuvent-ils s’offrir de grandes stars internationales?

– Ils le peuvent parce que les écarts avec les grands championnats européens sont peu marqués. Même sportivement, les clubs suisses réalisent périodiquement des épopées en Coupe d’Europe qui les crédibilisent à l’étranger. Un Rummenigge sait qu’il peut trouver à Genève une très bonne qualité de vie, un niveau de salaire pratiquement équivalent et une équipe compétitive. D’ailleurs, il regrette à son arrivée que Servette ne soit pas qualifié en Coupe d’Europe.

– Pourquoi cela ne dure-t-il que quelques saisons?

– Parce que cela se produit dans un moment très particulier dans l’histoire du football suisse, entre l’amateurisme et le total professionnalisme. Les clubs sont capables de mobiliser des ressources financières à travers les groupes de soutien, de type «club des 100». C’est par ce biais que Neuchâtel Xamax paye à Grasshopper les 560 000 francs du transfert de Heinz Hermann. On vient aussi d’autoriser la publicité sur les maillots. Il y a donc déjà beaucoup d’argent dans le football suisse mais il n’y a pas encore eu cette distorsion des équilibres sportifs que vont amener l’arrêt Bosman et l’accroissement rapide des droits de retransmission.