C'est l'histoire de compétitions sportives qui ne veulent plus être classées. De divisions inférieures qui n'osent dire leur nom. Du sport moderne et de son injonction paradoxale: hiérarchiser mais ne surtout pas dévaloriser. C'est une histoire contemporaine qui, à force de ménager la chèvre et le chou, de manier l'euphémisme et le superlatif, mêle le rationnel et l'absurde.

Dans sa forme la plus aboutie, le spectacle sportif vend – fort cher – l'excellence. Public, médias et sponsors sont prêts à payer mais à condition d'avoir la certitude qu'il s'agit de «la crème de la crème» (comme disent les Anglais). Problème: le sport repose sur une structure pyramidale; pas de spectacle majeur sans ligues mineures, pas de championnat professionnel sans catégories semi-professionnelles et amateurs. Il n'y a pas de meilleurs sans moins bons, mais plus grand monde ne veut les voir, alors qu'ils ont également besoin de public, de médias et de sponsors pour développer des moyens de prospérer et de fournir l'élite.

Le règne du «first»

Le football, qui a parallèlement commencé la transformation de ses stades, de ses règles et de ses supporters, a trouvé une parade en modifiant les noms de ses compétitions. Le nouveau terme doit être valorisant, quitte à tricher un peu sur la marchandise. Impossible désormais pour les catégories inférieures de porter un nom reflétant clairement leur position. C'est le règne du «first», du «gold», du surclassement en Premium pour tous. Il faut appartenir au moins à la troisième ou quatrième série pour accepter d'être numéroté 2 ou classé B sans se sentir dévalorisé.

Le premier niveau du football anglais s'appelle Premier League, le deuxième niveau Championship, le troisième... League One

Lorsque le développement du sport a imposé la création de plusieurs catégories de niveaux différents, la densité s'est développée par le bas. On ajouta une ligue B, puis C, etc. Cet ordre ancien a été remis en question au début des années 1990 lorsque les clubs professionnels se sont désolidarisés du monde amateur et ont manifesté leur volonté de s’auto-organiser pour générer davantage de revenus. Coincées entre le marteau et l’enclume, les ligues inférieures professionnelles durent se battre pour exister.

Angleterre: la logique poussée jusqu'à l'absurde

Les Anglais ont titré les premiers. En 1992, la Premier League a remplacé la First Division, laquelle a pris la place de la Second Division, qui a elle-même chassé la Third Division. Ce jeu de domino a de nouveau été bouleversé en 2004 par l'apparition du Championship (2e division). Depuis, le premier niveau anglais s'appelle Premier League, le deuxième niveau Championship, le troisième... League One, le quatrième League Two. La National League est le cinquième niveau, le premier non professionnel.

«Dans un marché mondial des sports de plus en plus exigeant, il est absolument essentiel que les marques sportives puissent projeter une identité moderne qui soit non seulement en accord avec leur audience mais aussi facilement identifiable par les fans et les partenaires commerciaux», justifiait Shaun Harvey, directeur général de la Football League, en 2015 dans le Telegraph. Une logique poussée jusqu'à l'absurde lorsque la Northern Premier League Division One South désigne la... huitième division anglaise.

Belgique: trois premières divisions

Le modèle anglais a rapidement été copié. En Ecosse, difficile de déceler un semblant de hiérarchie entre le Scottish Premiership, le Scottish Championship et la Scottish League One (dans cet ordre). En Belgique, où l'on préfère visiblement l'euphémisme au superlatif, il n'y a pas moins de trois premières divisions: la Division 1A (Jupiler Pro League), la Division 1B (Proximus League) et la Division 1 Amateur. En Turquie, la Süper Lig est un peu plus super que la 1re Lig, qui est tout de même très bien. Aux Pays-Bas, la troisième division s'appelait jusqu'en 2016 la Top Klasse (pas besoin de traduire).

Dans le Calcio, derrière les Serie A et B, les Serie C et D sont devenues en 2008 Lega Pro 1 et 2. Ce qui ne les empêche pas d'enchaîner les faillites. Le football professionnel espagnol s'est réorganisé la même année. Il y a désormais la Liga (suffisamment forte pour se suffire à elle-même), la Liga 2, la Segunda B et la Tercera Division, qui est en fait le quatrième échelon.

Au niveau européen, la Ligue des champions ne comptait que 17 champions sur 32 équipes en début de saison. L'Europa League est un terme plus neutre. Ces deux compétitions interclubs ont remplacé les anciennes coupes d'Europe, que le public et les médias surnommaient C1 (Coupe des clubs champions), C2 (Coupe des vainqueurs de coupe) et C3 (Coupe de l'UEFA), ce qui exprimait une hiérarchie qui existait de fait.

Echelle des valeurs et «branding»

Professeur de sociologie du sport à l'Institut des sciences du sport de l'Université de Lausanne (Issul), Fabien Ohl comprend bien la logique derrière ces mutations. «Le classement sportif est l’élément central de ce qui détermine la valeur dans cet espace social qu’est le sport, souligne-t-il. C’est le bien le plus précieux de ce milieu. Il permet d’obtenir de l’audience, de vendre des images, des billets, des vêtements, etc. En conséquence, c’est un bien qu’il faut absolument préserver et valoriser.»

Mais pourquoi valoriser toutes les compétitions? «Partir d’une ligue A et descendre jusqu’à des ligues E ou F, c’est dévaloriser les derniers classés et faire penser qu’un seul classement a de la valeur, répond Fabien Ohl. Au contraire, donner de la valeur à la ligue E ou F a pour conséquence de donner encore plus de valeur aux ligues supérieures.»

Les gens veulent tous être les meilleurs de quelque chose. Et être le meilleur de la Promotion League 1 procure un autre sentiment que dominer la troisième division

Kasper van Vliet, consultant

En France, les deux principales divisions professionnelles sont devenues ligues pour se fixer sur les standards internationaux mais sont restées 1 et 2. En dessous, la D3 est devenue National 1 en 1993, puis simplement National. En dessous, l'appellation «National 2» est un double mensonge puisqu'il s'agit du niveau 4 et qu'il n'est pas national (4 groupes). Il y en a même 12 au niveau 5 (National 3). Directeur de création chez Carré Noir, Reza Bassiri a imaginé voici quelques années l'actuel visuel de la Ligue de football professionnel (LFP). Un habillage complet, qu'il avait présenté aux directeurs marketing des clubs. Il se rappelle que «le besoin pour la LFP était de parvenir à exister à côté des clubs. Il fallait développer une identité commune, créer une marque identifiable et reconnaissable. En branding, trois choses font une marque: la couleur, la forme, le nom.»

La Suisse aussi rebaptise ses ligues

La Suisse n'échappe pas à la tendance. Les Ligues nationales A et B ont été rebaptisées Super League et Challenge League. Un changement voulu en 2003 par les dirigeants de la Ligue nationale, euh pardon, la Swiss Football League (SFL). L'an dernier, la SFL a réfléchi à faire évoluer le format de ses compétitions. Elle a sollicité le cabinet d’experts-conseils néerlandais Hypercube, qui avait déjà collaboré, entre autres, avec l’UEFA et les ligues de football belge, néerlandaise, danoise et autrichienne. «Le nom de la ligue n'a jamais été un point important de discussion, ni en Suisse ni dans les autres pays, explique le consultant Kasper van Vliet. Les gens veulent tous être les meilleurs de quelque chose. Et être le meilleur de la Promotion League 1 procure un autre sentiment que dominer la troisième division. Est-ce pertinent? Oui, car l'effet psychologique est réel. Est-ce efficace? Difficile à dire, il faudrait étudier cela de manière plus approfondie.»

En 2017, le hockey sur glace suisse a suivi l'exemple du football. Les Ligues qui s'appelaient A et B sont devenues National League (NL – NHL aurait été un poil trop osé) et Swiss League. Un souci de «branding»: la Swiss League est supposée être la catégorie de jeu des jeunes joueurs suisses. Alors que l'on arrive près de la fin de la saison, beaucoup de personnes confondent encore les deux appellations. «La Swiss League est une marque forte. C’est une des meilleures deuxièmes ligues en Europe.

Dans un monde de l'excellence, les deuxièmes ont mauvaise presse et il est difficile pour un sponsor d'y accoler son nom

Christian Bromberger, ethnologue français 

C’est pourquoi elle mérite d’avoir sa propre identité», récite Janos Kick, chef de la communication. Président du HC Ajoie, Patrick Hauert est un peu plus dubitatif: «Ce sont les sponsors qui nous ont dit que ça serait mieux de s’appeler «Swiss». Ça ne change pas grand-chose pour le club mais c’est vrai que c’est plus visible et lisible, même s’il arrive encore que les gens confondent Swiss et National. Ils vont s’y habituer.»

Plus personne ne veut être deuxième

Reste à comprendre le sens de tout cela. Admettons le recours systématique à l'anglais, la langue du marketing. Mais pourquoi plus personne ne supporte-t-il d'habiter l'étage du dessous? Il fut un temps où les films de série B avaient un certain charme, et même un charme certain. Une catégorie inférieure fait-elle de vous un être inférieur?

«Dans un monde de l'excellence, les deuxièmes ont mauvaise presse et il est difficile pour un sponsor d'y accoler son nom, sourit l'ethnologue français Christian Bromberger, auteur de plusieurs travaux sur le football. Zlatan Ibrahimovic déclarait: «Etre deuxième, c'est comme être dernier.» Cela fait penser au cas des départements français dont le nom comportait l'adjectif «bas» (Basses-Alpes, Basses-Pyrénées), autrement dit Alpes, Pyrénées de deuxième classe. Dans les années 1970, on les a rebaptisés Alpes de Haute-Provence, Pyrénées-Atlantiques.»

Pour le sociologue Fabien Ohl, «le marketing rend nécessaire un changement d’appellation, mais l’explication est surtout sociale, elle réside dans la nécessité d’entretenir la croyance dans la valeur des classements et de toute l’économie financière, politique et symbolique qui y est liée. Si le classement sportif est si important, c’est que les personnes et équipes classées représentent très souvent des groupements sociaux, des pays, des villes, des régions, mais aussi des identités sexuées, d’âge ou même de style de vie.» Dis-moi comment s'appelle ta ligue, je te dirai qui tu es.