Le Mapfre Stadium de Columbus attendra avant de devenir un vestige du soccer. Le premier stade des Etats-Unis uniquement dédié au football est cette saison encore l’antre du Columbus Crew. Grâce à ses supporters, qui se sont mobilisés lorsque, en octobre 2017, le propriétaire de l’équipe, Anthony Precourt, a annoncé dans un communiqué «explorer des options en dehors de Columbus».

Pour l’investisseur californien, la solution se trouve à Austin, capitale en expansion de l’Etat du Texas. Un déménagement approuvé à l’époque par Don Garber, patron de la Major League Soccer (MLS). «Le Crew touche le fond de la Ligue en ce qui concerne tous les indicateurs de performance, et son stade n’est plus compétitif comparé aux autres enceintes de la MLS», déclarait-il. Quatre ans après son rachat par Precourt, la valeur de la franchise de l’Ohio en 2013 n’est estimée qu’à 130 millions de dollars par Forbes, la plus faible de la ligue. Austin est une ville en plein essor économique et démographique, qui ne dispose d’aucune franchise professionnelle.

Déménager vers un marché plus porteur est un classique du sport américain. En 2020, les Raiders d’Oakland feront leurs cartons pour Las Vegas en NFL. Avant eux, les Trashers d’Atlanta sont devenus les Jets de Winnipeg en NHL. La NBA a vu le vert des Sonics de Seattle devenir bleu à Oklahoma. En MLB, les Expos de Montréal avaient quitté le Québec pour Washington. Ces vingt dernières années, dix franchises ont plié bagage, mais une seule – les San José Earthquakes, devenus le Houston Dynamo en 2005 – était issue de la MLS. Ce n’est pas un hasard: les clubs de MLS ont été fondés sur un attachement très fort au local et à la communauté. San José fondera d’ailleurs de nouveaux Earthquakes en 2008.

#SaveTheCrew

A Columbus, l’annonce de Precourt a donc fait l’effet d’une bombe. Le Crew est l’un des clubs fondateurs de la MLS, présent depuis sa création en 1996, et titré en 2008. Son Mapfre Stadium, inauguré en 1999, est devenu le stade non officiel de la sélection américaine, où sa faible population d’origine hispanique en fait le théâtre privilégié des chocs contre le Mexique. Bref, aux Etats-Unis, Columbus c’est «soccer city».

Le mouvement #SaveTheCrew s’organise fin 2017. «Pour nous, c’était inacceptable de vouloir essayer de faire bouger l’une des équipes historiques de la MLS, explique David Miller, son porte-parole. Aux Etats-Unis, les équipes d’autres sports bougent souvent, et personne ne dit rien. Mais on ne peut pas accepter ça dans le foot.» Les leaders des groupes de supporters du Crew se réunissent pour monter un plan d’action. Suivront des manifestations, le hashtag #SaveTheCrew se répand via les réseaux sociaux, et arrive jusqu’aux oreilles des édiles. «Le moment clé a été de découvrir la Art Modell Law, c’est ce qui a changé la donne», rappelle David Miller.

Cette loi est entrée en vigueur en 1996 dans l’Ohio, après qu’Art Modell, ancien propriétaire des Cleveland Browns, eut déménagé la franchise de NFL à Baltimore. Elle interdit aux propriétaires de délocaliser si les infrastructures ont été financées par de l’argent public, à moins de donner un préavis de six mois et d’offrir une opportunité de rachat aux investisseurs locaux. Invoquée pour la première fois, la loi a permis à la municipalité de poursuivre Anthony Precourt devant les tribunaux. Celui-ci a fini par partir à Austin (une franchise y est attendue en 2021), le Crew est resté à Columbus, désormais entre les mains des familles Haslam et Edwards.

Devenir une ligue exportatrice

Cet exemple illustre l’exception sportive du football aux Etats-Unis, à cheval entre deux cultures. De 1996 à 1999, il était impossible d’assister à une rencontre de MLS sans avoir vu les filets trembler. Les matchs nuls se concluaient par une séance de tirs au but façon NHL, où le tireur démarrait des 30 mètres pour tenter d’aller battre le gardien.

Vingt ans plus tard, la ligue a évolué, mais le soccer est toujours en cours de métissage culturel. Don Garber a accentué le processus en 2015 avec une nouvelle orientation stratégique pour la ligue. Connue pour attirer de vieilles gloires européennes, la MLS s’érige désormais en ligue exportatrice de joueurs. Le champion en titre Atlanta United montre la voie. Sa politique est claire, mettre de jeunes joueurs sud-américains en vitrine afin de les revendre.

Darren Eales, son président, l’expliquait dès 2014 avant même que le club n’ait joué son premier match en MLS. «Avec les joueurs plus vieux, il n’y a aucun avantage parce qu’ils sont à la fin de leur carrière. Signer un jeune joueur pour plusieurs années offre la possibilité que les plus gros transferts se remboursent, ou même d’obtenir 20 à 30 millions sur un achat.» Cet hiver, Atlanta a vendu l’attaquant paraguayen Miguel Almirón à Newcastle pour 28 millions de francs (plus gros transfert de l’histoire de la ligue), deux ans après l’avoir acheté 20 millions à Lanus (Argentine).

L’européanisation du sport US

Les clubs américains sont désormais tous dotés d’académies, dont les premiers résultats sont visibles. Alphonso Davies (18 ans) et Tyler Adams (20 ans), pas 40 ans à eux deux, ont respectivement atterri au Bayern Munich et au RB Leipzig cet hiver. Depuis 2008, la Homegrown Player Rule (règle des joueurs formés au club) permet aux joueurs issus des centres de formation d’intégrer directement les effectifs des clubs de MLS, alors qu’ils devaient auparavant passer par le peu compétitif championnat universitaire, puis la draft. Avec la MLS, les Etats-Unis ont également découvert les ultras et leurs tifos.

Les précédentes tentatives d’implantation du soccer aux Etats-Unis ont échoué parce que ses promoteurs tentaient d’américaniser le football. On se rend compte aujourd’hui que c’est plutôt le football qui européanise le sport américain. A Columbus, le capitaine et joueur du cru s’appelle Wil Trapp. Il célébrait fin décembre sur Twitter le maintien de son club de toujours dans sa ville. «Je n’avais rien dit jusqu’à maintenant, mais vous les gens de Columbus vous avez sauvé le Crew. Je ne pourrais être plus fier de vos efforts, de votre persévérance, et de votre foi dans les circonstances les plus sombres.»