Coronavirus
L’arrêt des compétitions fait tourner l’industrie du pronostic au ralenti. Les acteurs officiels souffrent tandis que les réseaux clandestins rivalisent d’ingéniosité (illégale) pour continuer à fonctionner

Maxence Rigottier a essayé de s’intéresser au Championnat biélorusse. Il connaissait le BATE Borisov pour ses participations à la Ligue des champions et c’est à peu près tout, mais il a «regardé quelques matchs» pour voir s’il y avait moyen d’apprivoiser rapidement cette compétition. Une partie de ses revenus en dépendait: il articule depuis janvier 2013 ses activités professionnelles autour des paris sportifs, les siens bien sûr mais aussi ceux d’amateurs qu’il conseille contre rémunération.
Alors quand presque toutes les ligues sont à l’arrêt, ce Français originaire de Saône-et-Loire se penche forcément sur celles qui résistent. Mais il a vite déchanté. «Grosso modo, cela ressemble à la Ligue 2 française. Cela veut dire que chaque équipe semble pouvoir battre toutes les autres. Sans connaître ni les clubs, ni les joueurs, ni la dynamique particulière du championnat, c’est beaucoup trop incertain.» Cela fait donc un certain temps qu’il n’a tout simplement plus parié.
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Marc est dans le même cas. Cet étudiant romand mise pour son plaisir depuis quatre ans «toutes les semaines, et par périodes tous les jours» sur le football, le tennis, la NFL, la NBA et le cricket. Mais pas question de s’entêter par les temps qui courent. «Paradoxalement, je pouvais inclure des pronostics sur des matchs du Championnat biélorusse dans le cadre d’un pari combiné à 1 franc avant le confinement, sourit-il. Mais mettre davantage d’argent sur un seul championnat que je ne suis pas et ne connais pas, c’est très casse-gueule.»
La Loterie romande touchée
Maxence Rigottier estime que, comme Marc et lui, «95% des gens se sont mis en pause» faute de compétitions auxquelles s’intéresser. Et c’est toute l’industrie du pari sportif qui tremble sur ses fondations. Selon des chiffres disponibles sur la plateforme Statista, elle représenterait au niveau mondial 30 à 40% du marché des jeux d’argent, lui-même estimé à 50 milliards de dollars à l’heure actuelle, soit entre 15 et 20 milliards de dollars.
Il ne se trouvera pas grand monde pour plaindre cet empire, qui traîne une sale réputation. «On associe le monde des paris sportifs à celui des jeux d’argent, des casinos avec tous les problèmes qui vont avec, des questions de dépendance aux liens avec le crime organisé pour la manipulation de matchs», décrypte Pim Verschuuren, doctorant à l’Institut des hautes études en administration publique de Lausanne, et auteur de plusieurs publications scientifiques sur le sujet.
Au Royaume-Uni, où les paris font pourtant partie intégrante de la culture sportive, le secteur a été exclu du plan d’aide britannique de sauvegarde de l’emploi, qui prévoit une prise en charge mensuelle des salaires à 80% et jusqu’à l’équivalent de 3000 francs suisses par mois. Il se prépare à de nombreuses faillites et à un carnage dans son réseau de 8300 boutiques et de 50 000 employés.
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En Suisse, la Loterie Romande – qui reverse tous ses bénéfices à des associations d’utilité publique – ne souffre pas du même désamour, mais elle subit la crise de plein fouet. «Seuls 1200 de nos 2500 points de vente habituels restent ouverts, et nous ne réalisons actuellement que 40 à 50% de notre chiffre d’affaires usuel», révèle le directeur général Jean-Luc Moner-Banet. Une proportion qui chute à «moins de 5%» sur les seuls paris sportifs.
E-sport et «kung volleyball»
C’est bien simple: sa plateforme Jouez Sport ne propose plus à ses habitués que des paris à long terme sur des tournois de tennis pas encore annulés et les matchs du Championnat biélorusse. «Nous nous conformons à la liste des compétitions autorisées par la Commission intercantonale des loteries et paris, qui se base sur le risque de manipulation des résultats, reprend le responsable. Le Championnat biélorusse ne présente pas de danger particulier, surtout actuellement alors qu’il est suivi, scruté et analysé sur le plan international.» En Suisse, les paris sur les compétitions de jeux vidéo – moins touchées par la crise – sont en outre interdits. Cette régulation, stricte, protège les parieurs romands. Mais elle a aussi pour conséquence de limiter l’offre de manière drastique.
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Certaines plateformes internationales sont beaucoup moins scrupuleuses. Quelques-unes des plus célèbres proposent de miser sur d’obscures compétitions de tennis de table en Russie ou sur des matchs amateurs de sepak takraw, ou kung volleyball, où deux équipes de trois joueurs séparées d’un filet rivalisent de retournés acrobatiques pour propulser une petite balle au sol. «Sur les grands sites asiatiques, on trouve encore pas mal de choses sur lesquelles parier, notamment en e-sport où l’offre a toujours existé mais s’est fortement développée vu la situation actuelle», remarque Pim Verschuuren.
Les clients? Des professionnels, des «addicts» et des joueurs que la nouveauté excite. Problème: ils s’agglutinent sur la très restreinte offre disponible, et cela ouvre la porte à toute une série de dérives.
Le tournoi qui n’a jamais eu lieu
Le chercheur reprend: «Aujourd’hui, celui qui veut parier sur le football n’a guère que quatre championnats à choix: la Biélorussie, le Nicaragua, le Tadjikistan et le Burundi. On parle de compétitions où la plupart des joueurs ne sont pas très bien payés, de rencontres qui réunissent quelques centaines de spectateurs, et tout à coup, elles peuvent faire l’objet de paris se chiffrant en millions. C’est une situation propice pour les personnes malintentionnées. Les footballeurs pourraient se laisser tenter par de l’argent proposé pour influencer le résultat, et le volume total des sommes misées rend la détection d’un pari suspect très délicate.»
On est déjà passé de la théorie à la pratique en Suède – où les mesures de confinement liées au coronavirus ont longtemps été très légères – lors d’un match amical entre deux équipes de septième et huitième division. Un joueur a raconté au journal Sportbladet avoir été contacté par «des étrangers» pour truquer la rencontre. La Commission suédoise des jeux de hasard s’est penchée sur l’affaire et a découvert que «l’affiche» avait été proposée aux parieurs par 148 bookmakers dans le monde, et que les sommes en jeu étaient dans certains cas très importantes.
Autre cas encore plus rocambolesque, repéré par le site italien Agimeg: en Ukraine, des millions ont été misés sur les matchs d’un tournoi réunissant quatre équipes de sixième division… qui ne se seraient jamais affrontées. Un chef-d’œuvre d’enrichissement illégal qui, selon Francesco Baranca, président de la commission d’éthique de la fédération nationale, n’a pu être réalisé que par des professionnels connaissant parfaitement le fonctionnement des bookmakers et ayant des contacts en Asie, épicentre mondial du pari sportif.
Le sport pourrait souffrir
Cela n’étonnera pas Josh Tzeng, chercheur taïwanais spécialisé dans les questions de corruption sportive et de réseaux illégaux de paris clandestins. «C’est un milieu qui ne manque pas d’imagination, ironise-t-il. Dès qu’une compétition est annulée, les bookmakers ciblent autre chose, ils informent les parieurs très rapidement, et les affaires continuent. Tant qu’il y a des enjeux sur lesquels parier, il y a des gens pour le faire.» Le coronavirus ne changera rien à l’affaire. Au contraire, il pousserait même le secteur à se moderniser et «à passer du cash et des fax aux téléphones portables» pour traverser la crise, souligne l’universitaire, passé par Lausanne et aujourd’hui basé à Taipei.
En Europe, l’essentiel de l’industrie tourne au ralenti en attendant la reprise des compétitions. Le monde du sport lui-même pourrait en souffrir. En Premier League anglaise, dix des vingt équipes ont pour principal sponsor maillot une entreprise de paris sportifs. En Suisse, c’est tout l’écosystème associatif qui profite des bénéfices des jeux d’argent. Le sport romand hérite de quelque 50 millions de francs par année de la part de la Loterie Romande.
La crise liée au coronavirus va-t-elle avoir des répercussions en la matière? «Manifestement, nous ne pouvons pas nous attendre au même niveau de performances qu’en 2019, souligne son directeur général, Jean-Luc Moner-Banet. Mais il est impossible de prévoir l’impact de la situation sur nos résultats. Il dépendra de sa durée.»