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Pourquoi la Croatie réussit là où la Serbie échoue?

Face à l’Argentine mardi soir, les représentants d’un pays de 3,8 millions d’habitants disputeront la troisième demi-finale mondiale de leur courte histoire. Avec le même vivier de talents mais un passé et une organisation contraires, le voisin serbe en rêve

Le bonheur des Croates, aux trousses de leur gardien Dominik Livakovic, après leur victoire aux tirs au but sur le Brésil en huitièmes de finale de la Coupe du monde, le 9 décembre 20022 à l'Education City Stadium de Doha. — © IMAGO/Dave Shopland/Shutterstock / IMAGO/Shutterstock
Le bonheur des Croates, aux trousses de leur gardien Dominik Livakovic, après leur victoire aux tirs au but sur le Brésil en huitièmes de finale de la Coupe du monde, le 9 décembre 20022 à l'Education City Stadium de Doha. — © IMAGO/Dave Shopland/Shutterstock / IMAGO/Shutterstock

Il ne s’agit pas de remuer le couteau dans la plaie, et encore moins de provoquer ou d’opposer. Juste de comprendre ce qui, loin des Balkans, ressemble à une anomalie. Pourquoi la Serbie et la Croatie, deux nations passionnées de football et qui ont produit quantité de très grands joueurs ayant longtemps brillé sous le même maillot de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, obtiennent-elles des résultats aussi différents depuis trente ans?

La Suisse est particulièrement bien placée pour prendre la mesure de l’écart entre les deux puisque, pour la deuxième fois de suite en Coupe du monde, elle est parvenue à battre la Serbie en phase de poule (2-1 en 2018, 3-2 cette année) mais s’est ensuite montrée incapable de dépasser le stade des huitièmes de finale, alors que la Croatie, un pays d’à peine 4 millions d’habitants, va disputer ce mardi soir à 20h une seconde demi-finale consécutive, la troisième de son histoire. La Serbie n’a jamais passé le premier tour en trois participations.

Maîtrise et déséquilibre

Comme il y a quatre ans, les Croates sont parvenus à ce stade en survivant à deux séances de tirs au but, ce qui témoigne peut-être de leurs limites mais certainement aussi de leur force de caractère. En cinq matchs, les coéquipiers de Lukas Modric n’ont encaissé que trois buts, contre huit en trois matchs pour la Serbie, une équipe redoutable offensivement mais friable en défense. La maîtrise d’un côté, le déséquilibre de l’autre.

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Il paraît que ça colle aux clichés qui avaient cours sous Tito: les bosseurs de Zagreb et les brillants dilettantes de Belgrade. Mais en tennis, le Croate Goran Ivanisevic était «fou» alors que le Serbe Novak Djokovic est le plus méthodique des champions, désormais entraîné par Ivanisevic… Et les meilleurs résultats des clubs yougoslaves ont été obtenus par les deux clubs de Belgrade, l’Etoile Rouge et le Partizan.

Alors que l’effondrement de l’utopie yougoslave coïncida avec un ultime âge d’or sportif – titre mondial en M20 en 1987, quart de finale à la Coupe du monde 1990, victoire de l’Etoile Rouge de Belgrade en Coupe des clubs champions européens puis en Coupe du monde des clubs en 1991 –, les destins de la Croatie et de la Serbie ont pris très vite des routes opposées qui expliquent bien des choses aujourd’hui.

Politisation et fooballisation

La Croatie est reconnue par la FIFA et l’UEFA dès 1992. Elle participe à son premier Euro en 1996, à sa première Coupe du monde en 1998. Ses joueurs y brillent d’emblée, «enflammés» (Vatreni, leur surnom, en croate) par ce maillot à damier rouge et blanc qui les distingue et ce rôle d’ambassadeurs que leur a confié le président Franjo Tudjman. La Croatie participe dès lors à toutes les Coupes du monde (sauf en 2010) et à tous les Euros (excepté en 2000).

La Serbie, elle, est d’abord exclue trois ans de toutes compétitions internationales entre 1991 et 1994. Elle continue de s’appeler Yougoslavie jusqu’en 2003, puis Serbie-et-Monténégro durant trois ans avant d’apparaître, en 2006 seulement, sous son appellation et ses couleurs actuelles (rouge au lieu de bleu-blanc-rouge). Il y a à chaque fois l’idée d’une soustraction, le sentiment d’une dilution et la symbolique n’est forcément pas la même pour l’équipe qui reste considérée comme l’héritière de la Yougoslavie.

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Là où Franjo Tudjman a politisé le football, Belgrade «footballise» la vie politique, selon la formule de Loïc Trégourès, politologue spécialiste des Balkans, auteur de Le Football dans le chaos yougoslave. Le football croate est symbole d’unité nationale, son homologue serbe la proie de profiteurs de guerre, alors que le pays est ruiné et sous embargo. Dans les années 1990, le Dinamo Zagreb devient un temps Croatia Zagreb tandis que l’ex-chef des supporters de l’Etoile Rouge Arkan, qui s’est fait un nom et une fortune comme milicien durant la guerre, se reconvertit en président du modeste FK Obilic, champion de Yougoslavie en 1998 dans des conditions douteuses.

La fédération croate de football (HNS) a très tôt capitalisé sur ses premiers succès pour survivre à l’état de grâce que d’autres (Bosnie, Lettonie, Slovaquie) n’ont jamais dépassé. L’argent n’est pas mis dans les stades mais dans la formation. «Nous avons un responsable technique dans chacune de nos cinq régions, plusieurs instructeurs dans chaque district et des entraîneurs dans chaque club. Tout le monde est diplômé et rémunéré, même pour les équipes de jeunes dans des petits clubs», soulignait Boris Kudla, responsable de la formation à la HNS en 2018 lors d’une conférence à Genève.

Pas de robots

Tous travaillent à produire des joueurs bons techniquement et tactiquement capables de résister à la pression. «Le joueur apprend à réfléchir dans différentes situations. Nous ne voulons pas des robots parce que l’intelligence tactique et la capacité d’adaptation font la différence dans le football moderne», expliquait Boris Kubla.

Selon le CIES de Neuchâtel, Serbes et Croates continuent de se classer parmi les premiers pays exportateurs de footballeurs, mais la production croate, en hausse de 25% depuis 2017, a dépassé celle de la Serbie, en baisse de 15%. La Croatie est désormais passée devant au Training Index du CIES, qui ajoute un critère qualitatif (à quel niveau évoluent ces joueurs, sont-ils titulaires?) à la mesure quantitative. Le Dinamo Zagreb a ainsi formé huit joueurs qualifiés pour les huitièmes de finale de la Coupe du monde, autant que le Sporting Portugal et l’Ajax Amsterdam.

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Le 22 septembre dernier, la HNS organisait un séminaire de formation payant (400 kunas, 52 francs) obligatoire pour tous les entraîneurs principaux et adjoints de première division, les entraîneurs principaux de deuxième et troisième divisions, les entraîneurs nationaux, les responsables des centres de formation, les entraîneurs des équipes M16 et M18 des clubs professionnels. Le contrôle central est très fort et vise à maintenir une unité tactique et stratégique de la base au sommet afin que de nouveaux joueurs sortent chaque année. Cela n’a pas empêché Zlatko Dalic, le sélectionneur croate, de répéter mardi que «refaire un tel exploit quatre ans après avec une nouvelle équipe, c’est incroyable, un grand succès!»