Les cryptos entrent sur le terrain de football
Sport Business
Le PSG, la Juventus et d’autres clubs vont lancer des jetons numériques, moins pour lever des fonds que pour renforcer l’interaction avec leurs clients. Effet de mode ou véritable innovation?

Le sport a son propre univers financier, ses propres codes économiques. Afin de mieux les comprendre, Le Temps consacre des articles réguliers à la thématique du sport business. Chaque mois, retrouvez nos enquêtes, portraits, reportages ou analyses sur ces liens qui unissent le sport et l'argent.
Les fans de football auront bientôt leurs propres jetons numériques. Ceux du Paris Saint-Germain et de la Juventus pour commencer, puisque les deux clubs prévoient de lancer début 2019 des «fan tokens». Il s’agit d’actifs numériques qui confèrent des droits à leurs acquéreurs, comme une action attribue un droit de propriété sur une partie d’une entreprise. Mais dans le football, les fans-clients ne deviendront pas copropriétaires de leur club favori aux côtés du Qatar ou de la famille Agnelli. Ils seront invités à se prononcer sur certaines décisions secondaires du club. Ce dernier en profite pour resserrer ses liens avec sa communauté de supporters, où qu’elle se trouve dans le monde.
La Juventus de Turin compterait quelque 340 millions de fans dans le monde. Et grâce à la blockchain, la «Vieille Dame» – le surnom du club – pourra leur vendre de l’expérience. Après avoir acquis des jetons numériques, les supporters bianconeri auront accès à une plateforme de vote exclusive. Ils ne choisiront pas la prochaine méga-star du club, quelques mois après l’arrivée de Cristiano Ronaldo dans le Piémont pour 100 millions d’euros. Ni la tactique à adopter pour remporter un 35e scudetto (le titre national). Plutôt, ils pourront choisir vraisemblablement la couleur du 3e jeu de maillot pour la prochaine saison ou les lieux de la prochaine tournée estivale de leur équipe (ce qui aidera le club à remplir les stades).
Toucher un autre public
Pour les clubs, l’intérêt est double, analysent les avocats Grégoire Uldry et Olivier Cavadini, de Charles Russell Speechlys, une étude spécialisée dans le sport notamment: «D’une part, les clubs peuvent monétiser leur marque en étendant leur public car l’émission de jetons leur permet de toucher d’autres profils que ceux qui consomment les produits classiques; d’autre part, le token peut aussi être un moyen de renforcer l’interactivité avec les fans, de les rendre plus captifs aussi.»
L’émission de jetons serait surtout intéressante pour les clubs possédant une base de fans aux quatre coins du monde
Grégoire Uldry et Olivier Cavadini, avocats
On peut soupçonner les clubs de surfer la vague des cryptomonnaies et de la blockchain, cette technologie qui permet d’effectuer des transferts d’avoirs sans intermédiaire. Des plateformes de cryptomonnaies sponsorisent déjà Arsenal en Premier League anglaise ou l’Espanyol Barcelone dans la Liga. L’UEFA a utilisé une plateforme de vente de tickets basée sur cette technologie pour la Super Coupe 2018, jouée à Tallinn, en Estonie – haut lieu des nouvelles technologies. Les billets numériques, envoyés sur des smartphones, peuvent être plus facilement contrôlés, et leur revente, suivie à la trace.
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La Juventus s’est associée à la plateforme Socios.com pour ce projet technico-marketing. Tirant son nom de celui des spectacteurs-propriétaires du Barca et de Real Madrid, Socios.com pense injecter 300 millions de francs supplémentaires dans l’économie du sport, en tissant des partenariats avec plus de 50 clubs de football d’élite.
«L’émission de jetons serait surtout intéressante pour les clubs possédant une base de fans aux quatre coins du monde. En communiquant autour d’une émission de jetons, un club pourra mobiliser ces supporters. On parle donc plutôt de grands clubs, les plus connus sur le plan international», reprennent Grégoire Uldry et Olivier Cavadini, qui conseillent depuis la Suisse des projets similaires mais pas liés au monde du sport.
Jetons de récompense au Brésil
Mais les petits clubs peuvent trouver une utilité dans un jeton numérique. Par exemple pour financer la construction d’une nouvelle tribune. Les fans qui investissent financièrement reçoivent aussi des jetons dits «de récompense» (reward tokens), offrant des réductions sur les billets, les boissons dans le stade ou le merchandising. Chaque «fan-investisseur» devra posséder un portefeuille électronique, qui sera connecté à des terminaux dans l’enceinte. Si l’achat de jetons permettant de voter sera limité par personne, il n’y aurait pas de limite au nombre de reward tokens qu’un fan peut acquérir. Ce qui ne garantit pas le succès, néanmoins.
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Le 3 octobre dernier, l’Avaí Futebol Clube a lancé une levée de fonds en jetons numériques, avec un objectif de 22 millions de dollars (l’équivalent en francs). Ce club de deuxième division brésilienne voulait ainsi disposer de ressources cruciales pour demeurer dans l’élite, selon un rapport de Charles Russell Speechlys. Détail intéressant, il est basé à Florianópolis, l’une des villes ayant le plus haut indice de développement humain du pays, ce qui suggère l’existence d’un marché local d’investisseurs de nouvelle génération.
Mais Avaí n’a pas réussi à lever 8 millions, le seuil minimum qu’il s’était fixé (les fonds seront donc retournés aux investisseurs). Pour un club de taille modeste, «au-delà du coup de publicité, la capacité à lever de l’argent sera plus limitée, lorsque sa renommée ne dépasse pas les frontières nationales ou cantonales», analysent encore les avocats Grégoire Uldry et Olivier Cavadini.
Pas de garantie de performance
Nos interlocuteurs insistent sur les risques qu’apportent ces nouveaux instruments financiers. «Un club devra surtout éviter de garantir une performance financière aux acquéreurs de jetons. En cas contraire il court un risque de réputation si la valeur de son token s’effondre notamment en cas de contre-performances sportives, et sa responsabilité pourrait être engagée pour les dommages subis par les personnes ayant perdu de l’argent», concluent-ils. Sur la quinzaine de clubs introduits en bourse, Manchester United est l’un des seuls à avoir vu son action progresser depuis son émission.
Prochaine étape: utiliser la blockchain pour renforcer la transparence dans le monde du football? En janvier dernier, le club turc de Harunustaspor se payait un petit coup de pub en affirmant avoir réglé un transfert en cryptomonnaies. Le propriétaire du club mentionnait aussi la création de dossiers de joueurs sur la blockchain. Inviolables, ils contiendraient l’historique des transferts d’un joueur, les commissions payées aux agents impliqués, ainsi que les droits à l’image par exemple. A l’heure des Football Leaks, ce serait aussi un moyen de tacler la corruption, avancent les partisans de cette solution.
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