Mon dernier hot-dog à la Pontaise
Football
En 2020, le Lausanne-Sport a emménagé dans une nouvelle enceinte, magnifique, après avoir fait ses adieux à son vieux stade olympique. De quoi faire remonter des souvenirs pour ceux qui y ont vu naître leur passion du sport

Il est désormais plutôt rare que je mange un hot-dog. Pas la version chic avec saucisse du boucher et garniture maison que proposent nombre de food trucks, non, je parle du hot-dog classique de buvette: une demi-baguette de fraîcheur variable, une Vienne industrielle, du ketchup ou de la moutarde (voire les deux). Cela peut m’arriver tard le soir dans le shop triste d’une station-service, ou entre deux trains lorsque j’ai dû sauter un repas. Jamais dans des moments très agréables. Et pourtant, Marcel Proust peut garder ses madeleines tant que j’ai mon hot-dog, cela ne manque jamais: dès la première bouchée, je me retrouve à la Pontaise.
Je marche d’un pas rapide à l’extérieur du stade. J’ai quitté ma place deux minutes avant que l’arbitre ne siffle la pause. C’est suffisant pour arriver au stand avant qu’une interminable queue ne se forme. Beaucoup y seront encore coincés tandis que je savourerai ma gourmandise en tribune quand le jeu reprendra. En plus, les premiers hot-dogs du service sont toujours les meilleurs: les pains ont eu le temps de bien griller sur leurs pics de métal, les saucisses frémissent juste ce qu’il faut dans la vapeur.
Il arrive bien sûr qu’une clameur me fasse comprendre que j’ai loupé quelque chose. Avec l’expérience, je sais distinguer aux variations du chahut le but du Lausanne-Sport de celui de l’adversaire, ou le carton rouge de la vilaine faute restée impunie. J’essaie quand même de guigner à travers les grillages pour confirmer mes impressions, souvent sans succès… Tant pis. Mon père me racontera ce qu’il s’est passé quelques minutes plus tard, quand je lui rapporterai sa monnaie et son casse-croûte.
En mission
Je garde de ma première fois à la Pontaise un souvenir assez diffus. Quel match, quel résultat, quels faits de jeu? Aucune idée. Je me rappelle en revanche très bien de mon excitation. Je dois avoir 4 ou 5 ans et j’éprouve pour le football une attirance irrépressible. Il n’y a pas de juniors F au village, donc j’en suis à patienter avant de pouvoir intégrer une véritable équipe. Mais je traîne au terrain pendant que mon père garde la cage de la «deux» du club, et je tanne mes parents pour qu’ils m’offrent un maillot – ce sera une imitation de celui du Milan AC – et m’emmènent voir un match, un vrai, c’est-à-dire de Ligue nationale A. Ce sera à Lausanne.
Jamais je ne l’aurais admis à l’époque, mais je suis un peu jeune pour rester concentré sur le terrain. «Essaie de suivre le ballon», me conseille mon père. C’est exactement ce que j’ai fait, jusqu’à aujourd’hui.
Je commence le foot – prononcer «fotte» – dès que c’est possible. Après l’école, je joue à n’en plus pouvoir marcher. Je suis très grand pour mon âge, au point que les parents de mes adversaires accusent régulièrement mon équipe de m'aligner sous une licence trafiquée. J’encaisse. Et surtout: je marque. Des buts à la chaîne. Forcément, cette réussite alimente ma motivation. En parallèle, les virées à la Pontaise deviennent régulières. Désormais, je comprends ce qu’il se passe sur le terrain. Mieux: je sais ce que je veux qu’il s’y passe. Avec mes parents en voiture, ou derrière mon père en scooter, je ne descends plus à la ville pour voir un match, je vais encourager le Lausanne-Sport. Il s’agit d’une mission. Sans doute, de mon point de vue, la plus importante qu’il me soit alors donné d’accomplir.
Les coups francs de Stefan Rehn
Nous nous plaçons dans un virage, suffisamment proches du kop pour profiter des chants et du Totomat pour suivre l’évolution du score des autres parties. J’aime aussi avoir à proximité quelques-uns de ces râleurs à la répartie si particulière, mélange d’ironie, de fatalisme et d’arrogance, une poésie unique qui me semble aujourd’hui typiquement vaudoise.
Mais ce sont bien les performances des joueurs qui m’inspirent le plus. Lors de mes propres entraînements, je suis Philippe Douglas qui déboule sur le côté pour centrer. Je suis Marko Pantelic qui fait trembler les filets. Je suis Martin Brunner quand l’équipe se cherche un nouveau gardien et que chaque «grand» a droit à son match test. Le mien se révèle peu concluant: nous perdons 22-0 contre Payerne. Pardon Martin.
A chaque nouvelle saison débarquent à la Pontaise des joueurs charismatiques, qui deviennent instantanément mes idoles. Mes modèles. Je rêve de combiner la finesse du Polonais Marcin Kuzba et la puissance de l’Argentin Javier Mazzoni, qui forment un duo d’attaquants redoutable. J’aspire à être aussi décisif que Léonard Thurre lorsqu’il entre en fin de match.
Les années passent et je commence à préférer la passe décisive au but en lui-même. Avec mon équipe, je joue encore sur une moitié de terrain, à sept contre sept, trois derrière, trois devant, mais c’est décidé: plus tard, je serai numéro 10. Sur le mur de la ferme familiale, je dessine à la craie un but pour essayer de reproduire les coups francs de l’incroyable Suédois Stefan Rehn.
Ultra-frustré
Comme la lucarne gauche n’est située qu’à un mètre de la fenêtre de l’écurie, l’entreprise cause quelques bris de verre. Je comprends assez vite que je ne suis pas très doué. Je m’obstine tout de même à suivre le ballon: lorsque mon premier entraîneur sur «grand terrain» fait de moi un libéro plutôt qu’un milieu offensif comme je l’espérais, je me mets à observer les défenseurs Daniel Puce, Harutyun Vardanyan ou Sébastien Meoli lorsque je vais à la Pontaise. Leur attitude, leurs placements, leurs relances.
En parallèle, mon regard dévie de plus en plus vers les membres du Blue White Fanatic Kop, qui animent le stade par leurs chants. J’ai le sentiment que si j’avais habité à Lausanne même, je serais devenu, pour un temps, un supporter ultra. A l’adolescence, le LS m’habite. Ses victoires me laissent en joie pour la semaine, ses défaites me dévastent. Je considère que je suis chez moi à la Pontaise, mais après le match, il faut reprendre la voiture ou le scooter sans trop s’attarder, histoire d’être de retour à la campagne à l’heure pour traire les vaches. Je n’ai pas l’occasion de sentir la ferveur du match monter en confectionnant des tifos, ni de décompresser en compagnie d’autres fous furieux. La situation m’impose toujours un certain recul.
Alors, c’est par l’intermédiaire des médias que j’entretiens le feu. Je suis les rencontres à l’extérieur sur Radio Framboise, en m’enfermant dans ma chambre. Bien sûr, je regarde frénétiquement à la télévision ce qu’on appelle alors «les actions». Et je guette chaque ligne écrite le lendemain dans Le Matin, le seul journal que propose la boulangerie du village. Je m’énerve lorsque j’estime que l’entraîneur n’a pas vu le même match que moi, ou que le journaliste ne pose pas les bonnes questions.
Petit à petit, le footballeur «pas terrible» comprend ce qu’il va pouvoir faire pour essayer de suivre le ballon. Je vais sur mes 16 ans quand je rédige mon premier compte rendu de match – un choc de quatrième ligue vaudoise – pour La Presse Nord vaudois.
Bonjour la Tuilière
Je ne m’en rends pas compte sur le moment, mais je pense que supporter le LS dans les années 1990 forge une mentalité d’outsider. Le club attire de beaux joueurs et se mêle à la lutte pour le titre, mais ne le gagne jamais. Le 2 juin 1999, il y a 15 850 spectateurs à la Pontaise, mais je n’en fais pas partie faute d’avoir été assez réactif pour obtenir des billets. La famille se rabat sur la télévision. J’ai 14 ans, mais c’est promis: je pourrai boire une flûte de champagne pour fêter ce sacre attendu depuis toute une vie. Sauf que c’est Servette qui gagne, pire: qui nous humilie, score final 2-5, et la bouteille reste au frais.
Je suis en revanche dans le stade pour les grandes soirées européennes de l’époque, après avoir échappé aux embouteillages qui s'étirent jusqu'à Romanel. L’élimination sans perdre un match contre la Lazio. La fantastique victoire contre l’Ajax qui nous hisse en seizièmes de finale de la Coupe UEFA, la défaite contre le FC Nantes qui suit. C’est souvent la même histoire: ça casse, mais il manque si peu pour que cela passe qu’on continue d’y croire encore et encore. La Pontaise est un endroit où l’on ne gagne pas toujours, mais où l’on peut toujours gagner. Le hot-dog de la mi-temps n’est jamais fade: il a le goût de l’espoir et le parfum de la conquête.
J’ai maintenant mon propre scooter. J’arpente tout le canton pour écrire mes petits articles. Pour disputer, avec la moins bonne équipe de juniors B du groupement régional, mes propres matchs. Pour sortir, aussi. Je vais moins au stade avec mon père. Je m’y rends parfois, encore, avec mon pote Michel. Mais désormais, la rage des défaites comme le bonheur des victoires se dissipent en une nuit de fête campagnarde. Ma passion du LS devient celle du football, puis du sport en général. Elle passe des tripes au cœur puis à la tête. Un jour, je mange mon dernier hot-dog à la Pontaise, sans le savoir.
Le 29 novembre 2020, ma fonction de journaliste me permet de faire partie des quelques dizaines de spectateurs du premier match officiel du stade de la Tuilière. Je scrute cette nouvelle enceinte ma foi très jolie, avec ses sièges en camaïeu de bleu tranchant sur le gris du béton. Les tribunes plongent jusqu’au ras de la pelouse artificielle. J’entends les appels de balle des joueurs, je vois les émotions sur leurs visages, je perçois tout le caractère physique du jeu, tout ce dont ma vieille Pontaise me privait avec sa satanée piste d'athlétisme. Et pourtant, forcément, ce n’est pas pareil.
Lire aussi: Première défaite du LS au stade de la Tuilière
Je me souviens de l’adversaire (Young Boys), du résultat (0-3), même de certains faits de jeu (l'entrée fracassante de Jean-Pierre Nsamé). Mais ce jour-là, j’ai un peu de peine à suivre le ballon. Je pense au gamin qui, lorsque la pandémie sera derrière nous, verra ici son premier match de football. Et je me demande si les buvettes serviront des hot-dogs.
La Pontaise en dates
1954 Inauguration du nouveau stade olympique, construit en vue de la Coupe du monde en Suisse.
1992 Concert de Michael Jackson devant un nombre record de 47 000 spectateurs.
1997 Première édition d’Athletissima, un meeting qui devient une étape de la Ligue de diamant en 2010.
2009 L’initiative «Deux stades au Nord» est refusée par la population lausannoise, signifiant que la vieille enceinte sera à terme détruite.
2020 Dernier match du Lausanne-Sport le 7 novembre avec une défaite contre le FC Lugano, mais le FC Stade Lausanne Ouchy continue d’y disputer ses matchs de Challenge League.