C'est un phénomène nouveau en Suisse, alors autant prendre tout de suite les bonnes habitudes: on ne prononce qu'à peine, sans appuyer, le «m» de Mbabu ou de Mvogo.

Pour les deux rencontres contre l'Islande samedi à Saint-Gall (6-0) et ce mardi à Leicester contre l'Angleterre, le sélectionneur Vladimir Petkovic a retenu 24 joueurs. Neuf sont d'origine africaine: le gardien Yvon Mvogo, les défenseurs Johan Djourou, Kevin Mbabu, Manuel Akanji et François Moubandje, les milieux de terrain Denis Zakaria, Edimilson Fernandes et Djibril Sow, l'attaquant Breel Embolo.

Alors que la présence de nombreux joueurs d'origine balkanique est désormais constitutive de la représentation de l'équipe de Suisse à l'étranger (raccourci encore renforcé cet été par l'affaire de «l'aigle bicéphale»), ils ne sont que six dans cette même liste: Albian Ajeti, Mario Gavranovic, Xherdan Shaqiri, Granit Xhaka, Admir Mehmedi et Haris Seferovic.

Pas d'héritage colonial

Si l'on étudie la composition des sélections de jeunes, on observe actuellement la présence de neuf joueurs d'origine africaine en M21 (dont Ulisses Garcia, Jordan Lotomba, Dimitri Oberlin, Dereck Kutesa, proches de l'équipe A), sept en M20, quatre en M19, dix en M18.

Pour un pays qui n'a pas eu de colonie et qui, selon les données de l'Office fédéral de la statistique, ne comptait en 2016 qu'environ 120 000 personnes d'origine africaine, cette présence est remarquable. Elle est surtout récente. Si l'on considère Raymond Bardel (1951) et Philippe Douglas (1989), les deux premiers joueurs de couleur en équipe de Suisse, comme des cas isolés, ce phénomène débute en 2000 avec les sélections de Badile Lubamba et Blaise Nkufo.

En 2004, Blaise Nkufo claqua la porte en criant au racisme, au moment où l'attaquant de Thoune Milaim Rama devenait le premier international d'origine albanaise. Lui succéderont Johan Vonlanthen (2004), Johan Djourou (2006), Gelson Fernandes (2007) et bien d'autres. «Longtemps, Johan [Djourou] et moi avons été les seuls, se souvient Gelson Fernandes, qui vient de mettre un terme à sa carrière internationale après 67 sélections. Petit à petit, nous avons vu arriver les nouveaux. Il n'y a jamais eu de clan et «Jo» et moi n'avons jamais ressenti de racisme en équipe nationale mais nous étions tout de même contents de servir d'exemples positifs pour d'autres.»

Indispensables secundos

Dans leur livre Le football suisse. Des pionniers aux professionnels (2016), les historiens Jérôme Berthoud, Grégory Quin et Philippe Vonnard rappellent la présence des descendants d'immigrés italiens sous le maillot rouge à croix blanche dès les années 1930: Vernati, Minelli, Pastega, Brizzi, puis dans les années 1970 Trinchero, Barberis, Ponte. Citant un article publié en 1995 dans le programme du centenaire de l'ASF, ils soulignent ensuite combien «la présence des secundos est vue comme une nécessité.»

Ils notent enfin que «la représentation des joueurs aux racines étrangères au sein de l'équipe A [l'équipe de Suisse] s'est encore accentuée durant les dernières années. Lors de la Coupe du monde 2014 au Brésil, 21 des 23 joueurs sélectionnés possèdent des racines étrangères.»

Après les Italiens, les secundos et les ex-Yougoslaves, les joueurs d'origine africaine représentent la quatrième vague. Christophe Moulin, le responsable des juniors à l'ASF, préfère rester prudent sur ce thème. «C'est très variable selon les régions. En Suisse orientale, il y a très peu de joueurs de couleur dans les équipes. A Bâle, on trouve beaucoup de jeunes d'origine turque et à Zurich, encore beaucoup d'ex-Yougoslaves.» Mvogo, Djourou, Gelson et Edimilson Fernandes, Mbabu, Zakaria, Lotomba, Kutesa, Moubandje, sont tous Romands, comme l'étaient d'ailleurs Bardel, Douglas, Lubamba et Nkufo. «Mais Embolo, Akanji et Sow sont Alémaniques. Plusieurs ont un parent suisse. La société évolue, la mixité progresse», relève Gelson Fernandes, qui souligne «le rôle de curseur et de précurseur» du sport et espère que «les Afro-Suisses prendront bientôt toute la place qu'ils méritent dans la société, pas seulement dans le football».

Image fidèle

Cette sur-représentation n'est pas le reflet exact de la composition de la population suisse. Elle est en revanche une image assez fidèle du football en Suisse. «Le football est un sport universel et accessible, qui permet à tout un chacun de prendre ses marques et de s'affirmer dans sa société d'accueil», explique Dominique Blanc, vice-président de l'ASF, dans la revue Tangram datée de juin 2018, éditée par la Commission fédérale contre le racisme.

«Si les joueurs d'origine africaine émergent actuellement, reprend Gelson Fernandes, c'est parce qu'ils vivent souvent dans des quartiers où l'on joue beaucoup au football. Ils ne partent souvent pas en vacances, ont plus de temps, moins de loisirs à disposition. Alors ils jouent, et d'autant plus qu'ils ont des exemples positifs sous les yeux.»


Raymond Bardel, le pionnier oublié

Notre récent portrait de Badile Lubamba, premier joueur d’origine africaine sélectionné en équipe de Suisse en 2000, a suscité de nombreux commentaires. Certains pour préciser que Lubamba n’avait précédé Blaise Nkufo que d’une mi-temps. D’autres pour objecter que Philippe Douglas, métis né au Québec, avait déjà porté (à une seule reprise) le maillot de l’équipe nationale le 22 octobre 1989 contre la Belgique.

Mais personne ne nous a parlé de Raymond Bardel. Personne sauf Gilbert Guanziroli, alerte octogénaire et lecteur soucieux d’exactitude qui nous précise par lettre: «En 1951, un certain Raymond Bardel a disputé deux rencontres avec notre équipe nationale, le 15 avril à Zurich contre la RFA (défaite 3-2) puis le 24 juin à Belgrade contre la Yougoslavie (défaite 7-3).»

«Une note exotique»

Raymond Bardel, né en 1928 d’un père noir-américain et d’une mère vaudoise, a donc marqué à sa manière l’histoire du football suisse. Il n’en subsiste que très peu de traces. Dans son Livre d’or du football suisse (1994), Jacques Ducret écrit sobrement: «Le demi de couleur de Lausanne-Sports, Raymond Bardel, effectue des débuts courageux au sein d’une équipe privée de Neury et Kernen.» Quelques pages plus avant, on trouve une photo de Raymond Bardel protégeant la sortie du gardien Georges Stuber, avec la légende: «Bardel dans l’équipe: une note exotique». Et c’est à peu près tout.

«La radio en avait pas mal parlé, se souvient Gilbert Guanziroli. On n’en faisait pas tout une affaire mais par contre, je dois dire qu’on utilisait le mot «nègre» pour le décrire.»


Un football très «multikulti»

Selon ses propres chiffres, l'ASF compte 280 000 licenciés représentant 178 nationalités. Plus de 40% ont un passeport étranger. (L.Fe)



En 1978, Viv Anderson a changé l'histoire

ANGLETERRE / Premier joueur de couleur sélectionné pour les Three Lions, le défenseur de Nottingham Forest a lutté contre les préjugés

Le 29 novembre, le football anglais commémorera le 40e anniversaire de la première sélection d’un joueur de couleur en équipe nationale. Ce qui semble aujourd’hui banal était en ce temps-là un évènement considérable.

Si très peu de Français ont entendu parler de Raoul Diagne, premier Noir en Bleu en 1931 déjà, si personne en Suisse ne se souvient de Raymond Bardel, tous les Anglais connaissent le nom de Viv Anderson, latéral de Nottingham Forest appelé en 1978 par Ron Greenwood pour affronter la Tchécoslovaquie à Wembley.

L’affaire avait fait grand bruit. Il faut dire qu’à l'époque (souvent considérée aujourd’hui comme un âge d'or), le foot anglais était un milieu exclusivement réservé aux jeunes mâles blancs des classes populaires. Malgré le passé colonial du Royaume, malgré l’arrivée d’immigrés après la Seconde guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire, les championnats demeuraient un bastion blanc beaucoup plus ouvert aux préjugés qu’à la diversité.

Au milieu des années 1970, la grande majorité des clubs professionnels n’avaient jamais recruté un joueur de couleur. Lors de la saison 1983-1984, c’était encore le cas pour vingt d’entre eux.

Bruits de singe

Dans Soccernomics, Simon Kuper et Stefan Szymanski décrivent l’arrivée des premiers joueurs de couleur dans «le contexte de racisme décomplexé des années 70». «La plupart d’entre eux étaient des immigrés de seconde génération, mais cela ne les a pas empêchés d’entendre des bruits de singe et de recevoir des bananes.»

En 1978, alors que Marius Trésor est depuis longtemps capitaine de l’équipe de France, l’Angleterre se résout à l’inéluctable. «Laurie Cunningham [ailier gauche qui joua brièvement au Real Madrid] avait déjà joué en équipe espoirs. Il y avait des spéculations pour savoir qui serait le premier joueur noir appelé en équipe première», rappelait Viv Anderson en 2016 dans une interview au Sun. Ce sera lui, le latéral aux grandes jambes du Forest de Brian Clough.

Il affirme ne pas avoir eu conscience de son rôle. «J’avais 22 ans, ma carrière débutait et j’avais juste envie de ne pas l'achever devant 90 000 spectateurs.» Viv Anderson se souvient pourtant que sa sélection (il en connaîtra 30 au total) a aidé à démontrer que le joueur noir, alors cantonné au rôle d’attaquant fantasque, pouvait aussi être un défenseur rigoureux. Et il raconte comment, pour lutter contre les clichés, il jouait systématiquement en manches courtes et sans gants, même en plein hiver.