Président du FC Zurich depuis 2006, Ancillo Canepa possède une bonne mémoire. Sans un regard aux antisèches que constitueraient les trophées, fanions ou encore les pin’s entreposés dans son bureau personnel du centre-ville, l’homme récite les années des titres remportés, des coupes soulevées, des compétitions européennes fréquentées. Il se souvient aussi avec précision des matchs, des scores, des buteurs. Et il n’a pas oublié cette question d’un journaliste local, posée il y a quelques années: «Le FC Zurich est-il encore un club à la pointe?»

Ancillo Canepa en rigole, mais l’a un peu en travers de la gorge. Il tire sur sa pipe, l’un des accessoires – l’autre étant Chilla, son chien – indissociables d’un personnage haut en couleur bien connu outre-Sarine, et répète ce qui fut sa réponse: «Il ne faut vraiment pas suivre le football suisse attentivement pour me demander ça. Nous avons gagné le championnat en 2006, 2007 et 2009; la Coupe en 2014, 2016 et 2018. Participé à la Ligue des champions et à la Ligue Europa. Und und und…» Bouffée de fumée. «Mais peut-être que maintenant que nous sommes en tête, je n’ai plus besoin de répondre à cette question.»

Il reste sept journées au programme de la saison de Super League, soit 21 points en jeu. Même en n’ayant gagné qu’un de ses quatre derniers matchs, Zurich en a 11 d’avance sur le FC Bâle et 16 sur Young Boys, qui se déplace ce samedi au Letzigrund pour un match aux allures de passation de pouvoir. YB reste sur quatre titres consécutifs, Bâle avait remporté les huit précédents. C’est dire la surprise qui se dessine depuis l’automne dernier.

Un mercato façon tempête

Yanik Brecher ne dit pas le contraire. Pas même par superstition. Oui, ses coéquipiers et lui foncent vers le sacre. Oui, ils réalisent ce qu’ils sont en train de vivre, «avec la fête que nous font les supporters après chaque victoire». Non, ils ne s’attendaient pas à une saison pareille. «Nous restons fidèles à notre ligne et nous nous concentrons sur nous-mêmes», se reprend le gardien et capitaine de l’équipe, qui répète à l’envi: «C’est incroyable. Personne n’imaginait que nous puissions jouer le titre.»

Dans une récente interview au Matin Dimanche, l’ancien international Blerim Dzemaili (35 ans, 69 sélections), revenu terminer sa carrière dans son premier club professionnel après un beau parcours à l’étranger, en témoignait de l’intérieur: «Nous ne sommes pas l’équipe avec les meilleures individualités. Young Boys me semble plus fort à cet égard. Bâle, je n’en suis pas sûr, mais YB oui. Ce sont eux qui devraient gagner le titre.»

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Yanik Brecher souscrit. Invite à aller «regarder la valeur financière des effectifs sur Transfermarkt». Alors allons-y: Bâle, 59,95 millions d’euros; Young Boys, 56,60 millions d’euros; Zurich, 33,15 millions d’euros. «Voilà, on est loin de rivaliser, savoure-t-il. Le football ne sourit pas à l’équipe qui a les meilleurs joueurs, mais à celle dont les joueurs fonctionnent le mieux ensemble.»

L’été dernier, le club a mené un mercato façon tempête. Un remaniement du staff. Douze arrivées. Onze départs. «Dont pas mal de gars importants qui étaient là depuis longtemps, comme par exemple Marco Schönbächler ou Benjamin Kololli», rappelle le capitaine. L’équipe venait de terminer à une décevante huitième place, à cinq points seulement de la place de barragiste. Elle se retrouvait sens dessus dessous. A la reprise des entraînements, il y avait beaucoup d’incertitudes. Celles-ci s’effacèrent vite devant l’évidence: «Entre nous, ça a marché dès le premier jour. S’est installé un esprit d’équipe comme je n’en avais jamais connu», s’étonne encore Yanik Brecher.

Un audit externe

Retour dans le bureau d’Ancillo Canepa. «La raison de notre succès cette saison tient en une formule simple: les bonnes personnes aux bons postes. Nous avons composé la bonne mosaïque.»

Manière de dire qu’il a fallu d’abord recoller les morceaux. Le 25 mai 2016, le FC Zurich est relégué en Challenge League au bout d’un championnat cauchemardesque qu’il avait débuté – comme toujours – animé d’ambitions européennes. Quatre jours plus tard, il remporte contre Lugano une Coupe de Suisse que le capitaine Alain Nef dépose en guise de pardon au pied de la tribune des supporters. Pour ses dix ans à la tête du club, le président ne reçoit pas de félicitations mais des appels à la démission. C’est non. Mais il s’engage à réformer les structures d’un club dont l’agence Sport Information écrit qu’il a «accumulé les erreurs de gestion depuis des années».

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Tout, du fonctionnement de la première équipe à celui de l’académie, est passé au crible d’un audit externe. «Il en est ressorti qu’il n’y avait pas de problème avec notre organisation, se remémore Ancillo Canepa, mais qu’il fallait redistribuer certains rôles et amener de nouveaux profils.» Cas symbolique: à l’été 2020, le club attribue la direction sportive à Marinko Jovetic, sans se priver des compétences de son prédécesseur, Thomas Bickel, nommé responsable de l’équipe de scouting (observation de potentiels renforts).

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Ancillo Canepa tresse des louanges à Marinko Jovetic, «un homme qui a derrière lui de multiples expériences comme entraîneur, formateur, instituteur». Un directeur sportif, surtout, qui a hissé le protocole de recrutement à un autre niveau. «Il est extrêmement méticuleux et pointu dans ses analyses. Désormais, on va très loin dans les entretiens avec les joueurs que l’on cible pour savoir si, au-delà des qualités de football, ils ont ce qu’il faut sur le plan humain, relationnel. Cela nous amène à engager des noms peut-être moins clinquants que d’autres, mais plus adaptés à nos besoins.»

L’«admirable» Monsieur Breitenreiter

Autre embauche déterminante, celle de l’entraîneur allemand André Breitenreiter. Il était libre l’été dernier après avoir notamment travaillé, en Bundesliga allemande, à Hanovre et Schalke 04. «J’aimais la manière dont jouaient ses équipes, se souvient Ancillo Canepa. Je ne savais en revanche pas si cela l’intéresserait de venir en Suisse. Nous nous sommes rencontrés, j’ai découvert un homme charmant, dont la principale préoccupation tient à son environnement de travail. Il a posé plein de questions sur le président, le directeur sportif, le processus de décision, la structure du club. Quelques jours plus tard, il signait son contrat.»

«L’Allemagne, c’est autre chose que la Suisse, tant en matière de ferveur populaire que d’infrastructures, de salaires aussi, souligne le gardien Yanik Brecher. Alors je me suis demandé comment cela allait se passer pour lui. Et puis j’ai très vite compris que c’était quelqu’un d’admirable, qui ne prend personne de haut. Quelqu’un qui écoute, demande des conseils, et sait identifier les besoins de chacun. C’est assez impressionnant. Nous sommes 27 joueurs dans le contingent, et personne ne fait jamais la tête, parce que tout le monde connaît son importance dans le groupe.»

Né à Zurich, le capitaine de 28 ans a rejoint l’académie du club en 2006 puis y a passé toute sa carrière professionnelle, à l’exception d’un prêt de quelques mois au FC Wil en deuxième division. Pour lui, cela veut dire quelque chose de jouer ici. Quand l’équipe s’est métamorphosée l’été dernier, il s’est senti la responsabilité, avec quelques autres, de le faire comprendre aux nouveaux arrivants.

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«Beaucoup de footballeurs n’ont pas l’occasion, dans leur carrière, de jouer dans un club avec un tel ancrage local populaire. Ici, il y a un derby propre à la ville, ce qui n’est pas si fréquent. Il y a beaucoup de supporters qui dépensent presque tout ce qu’ils gagnent pour assister aux matchs et acheter des maillots. Tout cela, il faut en être conscient.»

Ville de football

Zurich serait donc une vraie ville de football? La question fait souvent débat. On associe plus volontiers la capitale économique du pays à ses banques, ses expos, ses limonades à 9 francs. Mais l’œil attentif du promeneur ne peut occulter les milliers de graffitis et autres stickers qui décorent l’espace urbain. «Le FC Zurich est partout», insiste Yanik Brecher.

«D’accord, on pense d’abord ville d’art et de culture, rebondit Ancillo Canepa. Mais le foot est important. Quand nous avons accueilli le Real Madrid en 2009, il y a eu 200 000 demandes de billets. Le Bayern Munich en 2018? 100 000 demandes de billets. Naples en 2019? 70 000 demandes de billet. Und und und. Récemment, nous avons sorti un nouveau maillot, nous en avons vendu les 2000 exemplaires en cinq heures.»

Le président concède qu’une partie du public est «événementiel», très assidu quand tout va bien, un peu moins quand le succès n’est pas au rendez-vous. En ce moment, il n’y a pas à se plaindre. Mais Ancillo Canepa a assez de bouteille pour savoir qu’il y a dans toute réussite une part de bonne fortune. «Nous avons une bonne équipe, dit-il. Mais nous avions aussi une bonne équipe en 2015-2016 quand nous avons été relégués.» Parfois, il suffit d’une blessure, d’un penalty au mauvais moment ou au contraire d’un but chanceux pour que la dynamique s’enclenche dans un sens ou l’autre.

Là, Yanik Brecher savoure. D’autant qu’il estime que son équipe joint la manière au résultat, avec un jeu spectaculaire conforme à la tradition d’un club qui fut celui des fulgurances techniques de Köbi Kuhn (sur le terrain) et tactiques de Lucien Favre (sur le banc). La grande histoire: voilà qui parle à Ancillo Canepa. Le président fut à l’origine de la création d’un musée à la gloire du FC Zurich et de l’écriture d’un ouvrage commémoratif pour les 125 ans du club. Pour sûr, il serait ravi de faire un peu de place sur les étagères et dans les vitrines de son bureau personnel pour de nouvelles récompenses.

Un nouveau stade comme une oasis à l’horizon

Ancillo Canepa ne manque jamais une occasion de dire que l’objectif du FC Zurich est, chaque année, de se qualifier pour une compétition européenne. Ce n’est pas seulement parce que le président aime se mêler au gratin du football mondial mais pour de froides raisons économiques. «Notre budget comprend toujours un déficit structurel, explique-t-il. Pour le combler, il n’y a que trois solutions: participer à une coupe d’Europe, vendre des joueurs ou réinjecter des fonds privés.» Les deux premières sont très circonstancielles. La troisième n’a, pour des raisons assez évidentes, pas sa préférence.

Dans ce contexte, la construction d’un nouveau stade dédié au football, sur le site de l’ancien Hardturm du rival Grasshoppers et co-géré par les deux clubs zurichois, changerait la donne. «Cela représenterait plus ou moins 5 millions de francs de recettes supplémentaires par saison», indique Ancillo Canepa.

En attendant les pelleteuses

Ce nouveau stade existe. Sur le papier. Partie prenante du projet «Ensemble», qui comprend aussi la réfection de tout le quartier, la «Credit Suisse Arena» (oui, la question du naming est déjà réglée) pourrait accueillir 18 000 spectateurs et tous les matchs des deux clubs professionnels de la ville. Il est même déjà prévu que les «ultras» du FCZ et de GC s’installent respectivement dans les tribunes sud et nord. Mais les pelleteuses n’ont pas encore commencé à creuser.

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Les citoyens de la ville de Zurich ont pourtant donné leur feu vert lors d’une votation référendaire le 27 septembre 2020. Mais depuis, deux recours ont été déposés auprès du Tribunal fédéral. «Comme le Tribunal fédéral ne prend pas position sur les procédures en cours, on ne sait pas quand on peut s’attendre à ce que les recours soient traités en dernière instance», souligne le site web du projet. De toute façon, ce ne sera pas forcément la fin de l’histoire puisque le plan d’aménagement cantonal pourra lui aussi faire l’objet de recours. Le site officiel toujours: «L’équipe de projet prévoit actuellement, dans le meilleur des cas, un début des travaux vers 2023/2024 et, au pire, un retard de deux à quatre ans.»

Nouveau centre d’entraînement

Potentiellement, Zurich n’aura pas son «arena» moderne, dont disposent déjà tant de villes dans le pays, avant 2030. Gros soupir dans le bureau d’Ancillo Canepa. L’homme, qui fêtera ses 69 ans en mai, voit se profiler un dilemme personnel. D’un côté, hors de question pour ce supporter devenu président de «lâcher» son club à la première occasion. Avec son épouse Héliane, très impliquée et actuellement administratrice déléguée du club, ils ne veulent pas se retirer avant qu’un avenir sain soit assuré. De l’autre côté, il sait qu’il ne pourra «pas emporter ses actions dans le corbillard», lance-t-il dans un éclat de rire.

Et du côté de l’équipe? «Bien sûr, je me réjouirais d’un vrai stade de football à Zurich, répond le capitaine Yanik Brecher. Ce serait super pour le club, tant pour l’ambiance lors des matchs que pour des raisons financières.» Il parle déjà de la joie d’avoir investi cette saison un centre d’entraînement flambant neuf, faisant en la matière passer le club «de la Challenge League à la Ligue des champions». Mais il relativise, au cas où la situation devrait durer. «Moi, j’ai connu tous les matchs à domicile de ma carrière au Letzigrund. Je peux continuer quelque temps. Je l’aime bien, ce stade, malgré sa piste d’athlétisme…»