Les rappeurs adorent le football, les footballeurs raffolent du rap, et entre leurs deux univers se tissent des liens de plus en plus puissants. Et s'il n'y avait pas de grande différence entre une bonne rime et un joli dribble?

Le premier épisode: Football et rap: deux frères

«Tenu éloigné du niveau des pros/Je reviens agile comme Bebeto.»

C’est par ces mots que s’ouvre en 1996 le morceau Passement de jambes, et avec lui le répertoire des références au football brandies par les rappeurs francophones. Doc Gynéco file la métaphore avec la même application que le grand Barça conservait le ballon. Il est le «kaiser du rap», le «prince du parc Guadalajara», «Michel Platini qui échappe aux griffes du gros Basile Boli». Il «marque des buts même à Dino Zoff», et cumule «le Ballon d'or, le micro d’or, le soulier d’or et les disques d’or».

Au fond, Bruno Beausire (de son vrai nom) ne parle ici que de lui. Le sport n’est qu’un champ lexical sur lequel il fait la démonstration de son aisance dans un des classiques de la pratique du rap: l’ego trip. L’exercice consiste à prouver au micro sa supériorité sur la concurrence à force de prouesses vocales et de comparaisons joyeusement outrancières. C’est principalement sur ce mode que les rappeurs auront dès lors recours au ballon rond. Moins pour parler de football (ce qu’ils font au bistrot comme tout le monde) que parce que c’est un référentiel culturel qu’ils maîtrisent et qui leur permet de faire passer un message.

MC Solaar n’a jamais dédié de morceau à son sport favori, mais il en irrigue nombre de ses textes. Dans Illico Presto, il l’utilise pour décrire son attirance (frustrée) envers une fille («Elle était la balle/Mais y avait le goal»). Son morceau Protège-tibia n’est pas un test comparatif de différents modèles mais une réflexion sur la violence du monde («Pourquoi c’est comme un sport de combat/On joue au foot-contact sans protège-tibia»).

Une affaire de style

Plus récemment, MHD a explosé à la suite de la publication, en 2015, d’un clip combinant jeunes en maillot de football, références à des potes footballeurs («Toujours titulaire comme Keita Cheick/Je ne connais plus l’échec») et surtout refrain entêtant où chaque quartier parisien (75, 91, 92, 93…), «c’est la Champions League». Pas inoubliable sur le plan textuel, le titre a longtemps tourné en boucle dans les vestiaires des équipes de football.

Dans la même veine, le très respecté Kery James a enregistré en 2013 94 C’est le Barça et appelé les rappeurs de toute la France à reprendre la version instrumentale du titre pour «représenter leur département», d’où une avalanche sur le web de 93 C’est le Bayern et autres versions. «Il y a parfois un petit côté facile. Le rappeur place une référence au football parce que ça passe bien, mais ça ne va pas très loin», sourit le rappeur suisse L’Albatros.

Lui aussi mordu de ballon rond, il ne se prive pas d’enchaîner les phrases évoquant Yverdon Sport, le club de sa ville. «Dans le football comme dans le rap, le côté ancrage local est important. Je sais bien que quand je cite le nom de Mehdi Benhaddouche, un joueur passé par chez nous voilà quelques années, cela ne va pas résonner à l’international mais cela me fait plaisir, et c’est l’essentiel.»

La question du style est aussi importante. En rap, la rime n’est qu’une question de son, et donc de voyelles car ce sont elles qui servent de sommet aux syllabes. Des associations comme Alcatraz/Malabar sont ainsi des rimes riches en rap ([a]/[a]/[a]) alors qu’elles n’en seraient tout simplement pas en poésie classique. Les références au football – et notamment les noms de joueurs – ouvrent d’immenses possibilités sur le plan des rimes. Dans le morceau Dernier Train de son groupe La Caution, Nikkfurie dégaine un petit bijou d’écriture rap: «Je suis un galérien il paraît/On m’a dit que cette meuf était forte sur l’homme comme Valérien Ismaël.» L’apparition de l’ancien défenseur strasbourgeois n’a ici qu’un objectif: permettre une rime de six sons de voyelles ([a]/[e]/[ɛ̃]/[i]/[a]/[ɛ]).

Profiter du football, et savoir le quitter

Il existe tout de même des morceaux véritablement consacrés au football, et plus particulièrement à des clubs – qui, parfois, sont à l’origine de la démarche. En 2004, l’Olympique de Marseille réunit de nombreux rappeurs du cru (Psy4 de la rime, Keny Arkana, IAM) dans une compilation tout à sa gloire. Depuis quelques années, Mayence 05 rétribue le rimeur Perplex pour qu’il enregistre des morceaux sur l’histoire du club (Raprospektive). Quelques titres de rappeurs-fans sont de petites pépites, à l’image du très «smooth» Ultra Parisien (Jazzy Bazz, sur les supporters du PSG) ou du plus brut La Crinière du lion (KLX, en hommage au FC Sochaux-Montbéliard).

Profitant de la renommée des équipes dont ils parlent, ces morceaux peuvent devenir une prison pour leurs auteurs. Depuis 2016, Jazzy Bazz a vraiment explosé mais les clips de ses titres les plus connus restent loin des 2,6 millions de vues YouTube de son ode aux tribunes du Parc des Princes. «La popularité du football est telle que c’est un moyen pour les rappeurs de se faire connaître, mais derrière, il faut pouvoir s’en détacher et ce n’est pas simple, remarque Cyril Domanico, auteur du documentaire Foot et rap, nés sous la même étoile. Un R.E.D.K. est surtout célèbre pour son morceau Simple Constat 5, parce qu’il parle de foot. Ce qui ne veut pas dire qu’il le regrette pour autant, bien sûr.»

Mais il ne faut pas croiser rimes et ballon à la légère. L’Albatros en est conscient. «Un son vraiment consacré à Yverdon Sport, j’y pense. J’aimerais raconter la grande époque, Antal Nagy, Leandro, tous ces grands noms. Mais je n’écrirais pas le texte en deux heures car il faudrait que cela soit à la hauteur du club. Je préférerais ne jamais le faire plutôt qu’il soit moyen.»

Comme le chantait Doc Gynéco: en foot ou en rap, le «passement de jambes» ne vaut le coup que s’il est suivi d’une «mise à l’amende».