Durant des décennies, l’équipe de Suisse de football fut partagée entre des Romands et des Alémaniques qui se regardaient avec défiance. Jusqu’à l’arrêt Bosman en 1995 qui a ouvert grand les frontières, les quelques mercenaires étaient en marge des clans servettien, zurichois ou bâlois. Plus récemment, certains observateurs ont redouté un communautarisme de joueurs binationaux partageant une même origine étrangère…

Qu’en est-il, à l’approche de l’Euro, de la géopolitique de la Nati? Comment se passe aujourd’hui l’intégration d’un p’tit nouveau? Réponse de Jordan Lotomba, le moins expérimenté des 26 joueurs retenus par Vladimir Petkovic pour le tournoi (1 sélection): «Oh, c’est très facile, répond-il. Déjà, il y a mes potes de l’époque où je jouais à Young Boys, dont certains que je n’ai pas vus depuis longtemps. Ensuite, il y a pas mal de Romands. Et puis il y a aussi des joueurs avec qui j’ai beaucoup évolué en équipe nationale espoirs…»

De tout temps, le maillot rouge à croix blanche fut porté par des joueurs d’âges, de cultures, d’expériences, d’aspirations, de parcours, de niveaux différents. Ils forment une mosaïque en constante évolution, dont voici la version actuelle.

En ramenant sa liste de 29 à 26 joueurs, le sélectionneur Vladimir Petkovic a biffé les noms de deux jeunes formés au Lausanne-Sport, Andi Zeqiri et Dan Ndoye. Même sans eux, les Romands sont plus nombreux (6) que lors de la Coupe du monde 2018 (4) et de l’Euro 2016 (5). C’est d’autant plus remarquable que trois habitués ont disparu (Johan Djourou, Gelson Fernandes et François Moubandjé).

Les «Welsches» du groupe incarnent le renouveau de la formation locale, avec notamment trois «alumnis» du Servette FC (Kevin Mbabu, Denis Zakaria, Becir Omeragic), et leur jeunesse générale. Le plus ancien du sextet, Yvon Mvogo, n’a que 27 ans – juste au-dessus de la moyenne d’âge de l’ensemble de l’équipe. La tendance à la romandisation des sélections s’était déjà exprimée au Championnat d’Europe des moins de 21 ans, où 10 des 23 joueurs retenus par Mauro Lustrinelli venaient de ce côté de la Sarine.

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La situation est moins enthousiasmante pour la Suisse italienne, qui ne place que deux représentants dans le groupe, Mario Gavranovic et Admir Mehmedi. Et encore: ce dernier est né en Macédoine du Nord et, après avoir passé quelques années à Bellinzone, a grandi à Winterthour dès l’âge de 9 ans. Paradoxalement, le staff de la Nati est lui très Tessinois avec le sélectionneur Vladimir Petkovic et le directeur des équipes nationales Pierluigi Tami.

L’Euro 2016 avait proposé la drôle de confrontation, incarnée par les frères Xhaka, d’une Suisse comptant six joueurs d’origine albanaise et d’une Albanie riche de sept footballeurs possédant un passeport suisse. A la Coupe du monde 2018, le match contre la Serbie avait été enflammé par la présence côté helvétique de plusieurs joueurs d’ascendance kosovare. Des situations qui avaient nourri de nombreux fantasmes quant à la loyauté des joueurs concernés envers leur pays d’accueil, la langue majoritairement parlée dans le vestiaire ou, plus généralement, une redoutée «balkanisation» de la Nati.

Le tournoi de cet été devrait dissiper cette obsession malsaine: l’effectif de Vladimir Petkovic ne compte plus que trois joueurs d’origine kosovare (Granit Xhaka, Xherdan Shaqiri, Admir Mehmedi). En revanche, ils sont plus nombreux que jamais à posséder des racines en Afrique, que ce soit en République démocratique du Congo (Kevin Mbabu, Denis Zakaria, Jordan Lotomba), au Cameroun (Yvon Mvogo, Breel Embolo), au Nigeria (Manuel Akanji), au Sénégal (Djibril Sow) ou au Cap-Vert (Edimilson Fernandes).

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Comme lors des derniers grands rendez-vous, la Nati continue de donner une image plus multiculturelle que son pays ne l’est réellement. Mais elle reflète fidèlement la réalité du football national, très investi par les immigrés et les Suisses d’origine étrangère. «Le football est un sport universel et accessible, qui permet à tout un chacun de prendre ses marques et de s’affirmer dans sa société d’accueil», expliquait Dominique Blanc, désormais président de l’ASF, dans la revue Tangram, éditée par la Commission fédérale contre le racisme, en juin 2018.

Au cours de la décennie 2010-2020, la meilleure de son histoire, la Suisse n’a jamais terminé une année hors du top 20 du classement FIFA. Mais pendant ce temps, son championnat a été déclassé, comme le montrent le coefficient UEFA, les performances des clubs sur la scène européenne ou le profil des joueurs qu’ils peuvent recruter.

La composition de l’équipe nationale constitue un indicateur de plus: seuls 4 joueurs de Super League disputeront l’Euro cet été. Ils étaient 17 en 1996, 11 en 2004, 7 en 2008, 5 en 2016. Cette année-là, en France, cela représentait encore 22% de l’effectif de 23 joueurs. Ce n’est plus que 15% cette fois-ci.

La Super League demeure pourtant le deuxième championnat le plus représenté au sein de la Nati, après la Bundesliga allemande, destination privilégiée des footballeurs helvétiques. Certains clubs y ont développé une immense confiance dans la qualité de la formation nationale, à l’instar du Borussia Mönchengladbach où évoluent Yann Sommer, Breel Embolo, Nico Elvedi et Denis Zakaria.

Vladimir Petkovic a pris la tête de l’équipe de Suisse il y a sept ans déjà, ce qui fait de lui l’un des plus anciens sélectionneurs de l’Euro. Dans ce contexte, le risque tient à la tentation de s’accrocher aux mêmes cadres sur la durée et d’oublier de rajeunir l’équipe. La pyramide des âges de la Nati montre que le technicien de 57 ans l’a soigneusement évité.

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La moyenne d’âge des 26 joueurs qu’il a décidé d’emmener à l’Euro est de 26,6 ans, soit exactement la même que lors des Coupes du monde 2018 en Russie ou… 2014 au Brésil, juste avant le départ d’Ottmar Hitzfeld. Certes, la colonne vertébrale de sa formation est stable depuis des années: la moitié de son «onze» de prédilection a aujourd’hui 29 ans (Fabian Schär, Remo Freuler, Haris Seferovic, Xherdan Shaqiri, Granit Xhaka). Mais il a d’ores et déjà installé quelques cadres beaucoup plus jeunes, à l’instar de Breel Embolo et Nico Elvedi (24 ans) ou Manuel Akanji (25 ans). En appelant Becir Omeragic (19 ans), Jordan Lotomba et Ruben Vargas (22 ans) ou encore Eray Cömert (23 ans), il démontre par ailleurs sa volonté d’enclencher le cycle suivant.

En conséquence, les trentenaires sont rares. Trois, plus exactement: le gardien titulaire Yann Sommer, le demi offensif Admir Mehmedi (que l’on devine très important dans la cohésion du vestiaire) et l’attaquant Mario Gavranovic, qui accepte sans broncher un rôle de joker au sein de la Nati. Vladimir Petkovic évite depuis le début de son mandat de miser sur un profil très précis: le joueur plutôt en fin de carrière, peut-être légèrement sur la pente descendante, qu’il voit mal se satisfaire de chauffer le banc et qui pourrait par sa frustration personnelle détériorer l’ambiance du groupe.

Il y a plusieurs constantes dans la ligne de conduite du sélectionneur, dont celle d’appeler de jeunes joueurs pour de grands tournois, et celle de ne pas retirer sa confiance sans raison. Cette année, cela lui permet de compter sur un groupe globalement expérimenté, malgré 12 néophytes dans un rendez-vous majeur.

Sur le «onze» que Le Temps imagine commencer le premier match contre le Pays de Galles le 12 juin à Bakou, un seul joueur vivra son baptême du feu, Kevin Mbabu, tandis que Xherdan Shaqiri entamera son cinquième grand tournoi après les Coupes du monde 2010, 2014, 2018 et l’Euro 2016. Yann Sommer, Ricardo Rodriguez, Fabian Schär, Granit Xhaka et Admir Mehmedi participeront eux à leur quatrième phase finale.

Pour les repas, on le sait, les tables se forment en fonction des langues parlées. Mais tous les joueurs assurent que les groupes se mélangent dès lors qu’il s’agit de jouer à la console, au ping-pong ou… au football, bien sûr. Aucune identité ne serait plus forte que le sentiment d’appartenance à l’équipe nationale. Tant mieux: l’harmonie de l’équipe fait partie intégrante de la stratégie de Vladimir Petkovic vers le succès.

L’équipe de Suisse dispute ce jeudi son dernier match de préparation avant l’Euro, contre le Liechtenstein, à Saint-Gall, à 18 heures.