Le Temps retrace l’évolution de l’équipe de Suisse de football à travers le témoignage de ses meilleurs joueurs, un par décennie.

«Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais chez ma famille d’accueil londonienne quand mon portable a sonné. C’était Köbi Kuhn qui m’appelait pour un match contre l’Ecosse. Une immense surprise. Debout dans ma petite chambre, j’ai réalisé que c’était le début d’une aventure.» Dix ans se sont écoulés depuis ce jour. Et Johan Djourou, 61 sélections, incarne parfaitement ce que l’équipe de Suisse est devenue. Elle est multiculturelle, il est né à Abidjan. Elle est articulée autour de joueurs évoluant à l’étranger, il a fait toute sa carrière entre la Premier League et la Bundesliga. Elle est débarrassée de ses complexes, il a rejoint le centre de formation d’Arsenal à 16 ans, très tôt convaincu de ses qualités.

A l’Euro, le Genevois sera le patron de la défense de Vladimir Petkovic et, lorsque le sélectionneur demande à ses joueurs d’aborder la compétition avec une certaine arrogance, il adhère. Oubliée l’élimination sans gloire au Mondial sud-africain (2010), balayée la non-qualification pour l’Euro en Pologne et en Ukraine (2012). «Le potentiel de cette équipe est énorme. N’oublions pas l’Argentine, en huitièmes de finale au Brésil: nous sommes malchanceux à la fin, mais nous tenons tête au futur vice-champion du monde.»

Du terrain B au principal

A quelques jours du début du camp d’entraînement de l’équipe de Suisse à Lugano, Johan Djourou a donné rendez-vous au stade de la Fontenette, repaire d’Etoile Carouge et théâtre de ses débuts. «C’est ici que j’ai commencé à croire que je pouvais devenir pro, raconte-t-il en balayant les lieux du regard. J’ai toujours fonctionné par étapes. Quand j’évoluais sur le terrain B, je rêvais de jouer sur le principal.» Et ainsi de suite jusqu’au plus haut niveau. Il n’a pas l’occasion de revenir très souvent, mais il se tient au courant des résultats du club et connaît encore pratiquement tout le monde. Echange de sourires et de quelques mots avec les tenanciers de la buvette et les jeunes qui passent. On devine la fierté des premiers, l’envie de prendre exemple des seconds. «On te suivra à l’Euro!», lui promet-on.


«La Suisse peut gagner l’Euro, le potentiel est là»


«L’équipe est meilleure grâce à tous ces joueurs qui évoluent à l’étranger, estime Johan Djourou. D’abord parce que la concurrence y est supérieure et qu’il faut se battre sans arrêt pour jouer, ensuite parce qu’on y affronte des joueurs d’un sacré calibre. En Allemagne, un défenseur doit se débrouiller avec Aubameyang ou Lewandowski.»

«On est devenus sexy!»

Les portes de l’étranger s’ouvrent aujourd’hui très tôt aux jeunes footballeurs. En partant pour Arsenal à 16 ans, le Genevois était un pionnier et ne regrette en rien son choix. Tant pis si l’Association suisse de football exhorte les ados à s’imposer en Super League avant tout. «En Suisse, on nage dans le confort, on ne se remet pas en question, c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre. Partir te met face à toi-même. Si l’intéressé se sent prêt, franchement, je dis pourquoi pas.»

En Suisse, on nage dans le confort, on ne se remet pas en question, c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre.

En 2010, l’horizon du jeune footballeur suisse est international. Il rêve de jouer au Real Madrid, pas avec la «une» d’Etoile Carouge. Mais même dans l’infini d’un football globalisé, l’image de l’équipe de Suisse conserve une place spéciale, «pour chaque gamin» comme pour Johan Djourou, dont les premiers souvenirs sont «1994, la World Cup aux Etats-Unis, le coup franc de Georges Bregy et déjà le rêve de porter à mon tour ce maillot rouge à croix blanche». Un vrai truc à part. «La Ligue des champions, c’est magnifique. Mais l’Euro ou un Mondial, c’est encore autre chose. D’autant qu’aujourd’hui, l’équipe de Suisse donne envie. On est devenus sexy!», se marre-t-il.

L’impact des sélectionneurs de prestige est incontestable. «Cela met les joueurs en confiance d’avoir un entraîneur comme Ottmar Hitzfeld. Ils se disent que s’il a accepté le job, il doit y avoir de la qualité dans l’équipe», assure Johan Djourou. A l’Allemand, vainqueur de deux Ligue des champions avec Dortmund puis le Bayern, a succédé Vladimir Petkovic, après le Mondial brésilien, et l’ancien entraîneur de la Lazio a amené sa touche. «Un peu plus de liberté, de fantaisie», selon le défenseur genevois.

La force de la diversité

Mais l’équipe de Suisse n’a pas fondamentalement changé, elle cristallise les mêmes problématiques depuis le début des années 2010 et même un peu avant. Elle est décrite comme la meilleure de tous les temps mais n’a pas encore signé l’exploit qui valide cette impression. Et sa multiculturalité est à la fois atout séduction et motif d’inquiétudes. Johan Djourou (comme les autres joueurs) rassure.

Des clans en équipes de Suisse? «Dans chaque équipe, c’est pareil, il y a des affinités, mais sur le terrain, c’est tous ensemble.» Un soi-disant Balkangraben? «Que certains joueurs parlent albanais entre eux n’est pas un souci – tant que ce n’est pas pour manquer de respect aux autres – surtout dans une équipe déjà habituée à jongler entre l’allemand, l’italien et le français, voire l’anglais.» Et si le cadre comprend plusieurs albanophones, treize ans après la première sélection de Milaim Rama, «nous sommes aussi beaucoup avec des origines africaines», sourit Djourou. Cinq à l’Euro, pour être exact; du jamais vu en équipe de Suisse.

Que serait, aujourd’hui, l’équipe de Suisse si elle n’était composée que de joueurs nés en Suisse, de deux parents suisses?

Et alors? «C’est une force, soutient Djourou. Que serait, aujourd’hui, l’équipe de Suisse si elle n’était composée que de joueurs nés en Suisse, de deux parents suisses? Cela fait longtemps qu’elle brasse des origines variées et chacun amène son propre bagage. Le résultat: une équipe aux portes du top 10 du classement FIFA (14e). Il y aura toujours des réflexions désagréables, mais la Suisse est multiculturelle. Son équipe de football le reflète naturellement.» Lui-même se revendique «100% Suisse et 100% Ivoirien», mais n’a jamais envisagé de défendre les couleurs de son pays d’origine. Simple question, pour lui, de loyauté, «de respect de tout ce qui avait été fait pour moi en Suisse».

Le smartphone de Johan Djourou vibre dans sa poche. Une autre des révolutions qu’il a vécues depuis son arrivée en équipe nationale. «C’est vrai qu’on y est souvent scotchés, reconnaît-il. Cela permet de rester en contact direct avec nos proches et nos fans. Mais lors des rassemblements, il y a des règles: pas de portable à table.» Au fait, la sélection a-t-elle son propre groupe Whatsapp, comme toutes les équipes de football du pays? «Oui.» Sourire. Et qu’est-ce qu’on s’y écrit? «Vous le savez très bien…» Plus un vestiaire sportif chambre, plus il est sain. On quitte Johan Djourou convaincu que celui de la Nati n’est pas malade.


Profil

Johan Djourou

1987. Naissance à Abidjan, en Côte d'Ivoire.

1988. Déménagement à Genève.

2003. Transfert à Arsenal, où il intègre le centre de formation du club londonien.

2006. Première sélection en équipe de Suisse.

2013. Après huit saisons et demie en Premier League, il rejoint Hanovre puis Hambourg en Bundesliga.