L’Amérique du Sud peut-elle encore gagner la Coupe du monde?
Qatar 2022
AbonnéDepuis 2002, année du dernier titre du Brésil, l’Europe a remporté toutes les Coupes du monde et placé sept finalistes sur huit. L’Amérique du Sud cherche divers moyens de se réinventer afin de mener la contre-attaque

Longtemps, chacun est resté maître chez lui. Européens et Sud-Américains se sont partagé équitablement les Coupes du monde, qu’ils accueillaient alternativement, de 1930 à 1990. Le champion du monde, et souvent le finaliste, était inlassablement issu du continent organisateur, à l’exception du Brésil du jeune Pelé, vainqueur en 1958 en Suède.
Puis la FIFA voulut défricher de nouveaux territoires, les Etats-Unis en 1994, la Corée du Sud et le Japon en 2002. Les deux fois, le Brésil l’emporta. Mais depuis 2006, l’Europe dicte sa loi sur tous les continents: victoire de l’Italie en 2006 en Allemagne, de l’Espagne en 2010 en Afrique du Sud, de l’Allemagne en 2014 au Brésil, de la France en 2018 en Russie. Sur les quatre dernières éditions, l’Europe a aussi placé trois finalistes (France en 2006, Pays-Bas en 2010, Croatie en 2018) et collectionné quatre troisièmes places (Allemagne en 2006 et 2010, Pays-Bas en 2014, Belgique en 2018). En Russie, les quatre demi-finalistes étaient Européens.
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Depuis le dernier titre du Brésil en 2002, année où l’Amérique du Sud totalisait neuf titres mondiaux contre huit à l’Europe, une seule équipe sud-américaine est parvenue en finale, l’Argentine en 2014. Brésil et Argentine ont été les équipes les plus convaincantes ces derniers mois, mais peuvent-elles inverser la tendance et à nouveau gagner la Coupe du monde?
«Ici, on ne joue pas contre l’Azerbaïdjan»
Kylian Mbappé n’y croit pas et l’a dit sans beaucoup de ménagement en mai dernier à la chaîne brésilienne TNT Sports. «L’avantage que nous avons, c’est que nous jouons souvent des matchs de haut niveau entre nous, lors par exemple de la Ligue des nations. Lorsqu’on arrive à la Coupe du monde, on est prêts, là où le Brésil et l’Argentine n’ont pas ce niveau-là en Amérique du Sud. Le football n’est pas aussi avancé qu’en Europe. C’est pour ça que lors des dernières Coupes du monde, ce sont toujours les Européens qui ont gagné.»
Cette sortie a provoqué l’ire de divers acteurs du football sud-américain, Sebastian «El Loco» Abreu en tête. «Les Européens gagnent grâce au nombre d’équipes qui vont à la Coupe du monde [entre 13 et 15 sur 32 depuis 1998, ndlr], a ainsi dégainé l’ancien buteur de l’Uruguay sur ESPN. Il faut voir les groupes qu’ils ont pour se qualifier, la qualité des adversaires. Combien de titres la France a-t-elle, et notamment de Championnats d’Europe? L’Uruguay a deux Coupes du monde et quinze Copa América. Mbappé ne doit pas avoir Wikipédia. Ce n’est pas parce qu’ils jouent entre eux qu’ils sont les meilleurs.»
«Pardonnez-moi mais ici, nous ne jouons pas contre l’Azerbaïdjan, a renchéri le sélectionneur du Brésil, Tite, dans Lance!. Mbappé parle sans doute de la Ligue des nations ou des matchs amicaux européens, mais pas des éliminatoires. Les nôtres ont tous un degré de difficulté très élevé.» Effectivement, le Venezuela (57e au classement FIFA) et la Bolivie (82e) sont les deux seuls pays sud-américains (sur dix) figurant au-delà du top 50 mondial.
«On joue la Bolivie à La Paz à 3500 m, l’Equateur sous 30 degrés, la Colombie où l’on ne peut même pas respirer… Ils [les Européens] jouent toujours sur des terrains parfaits, ils ne savent pas ce que c’est l’Amérique du Sud, jugeait le gardien argentin Emiliano Martinez sur TyC Sports. A chaque fois qu’on se rend en équipe nationale, on est épuisés et on ne peut pas trop s’entraîner. Quand un Anglais va s’entraîner avec l’Angleterre, il est sur place en une demi-heure. Qu’ils aillent en Bolivie, en Colombie, en Equateur… On verra si c’est facile pour eux.»
Des plans de relance chez les enfants
Emiliano Martinez a raison mais ce n’est pas la question, parce que les Coupes du monde se déroulent toujours désormais dans des conditions «européennes», quitte à climatiser les stades. Sebastian Abreu se trompe de combat en étalant un palmarès de la Celeste qui date un peu (deux titres olympiques en 1924 et 1928, deux Coupes du monde en 1930 et 1950, seulement quatre Copa América, compétition bisannuelle, depuis 1968). Le problème est ailleurs: les équipes sud-américaines sont toujours bonnes (quatre sur cinq se sont qualifiées pour les huitièmes de finale il y a quatre ans en Russie) mais elles ne gagnent plus.
Arsène Wenger en a remis une couche lors d’un congrès d’entraîneurs allemands le 24 mai à Fribourg-en-Brisgau. «Kylian Mbappé a des origines africaines, mais il a été formé en Europe. S’il était né au Cameroun, il ne serait pas devenu ce joueur», avait notamment estimé l’ancien coach d’Arsenal. Avant d’ajouter: «Il y a l’Europe et le reste du monde, et le reste du monde a besoin d’aide, sinon nous perdrons trop de talents.»
Les propos de l’actuel directeur du développement de la FIFA ont fait bondir la Confédération sud-américaine de football. «Nous, Sud-Américains, connaissons très bien ce type d’attitude qui découle de la croyance que le monde commence et finit en Europe. Le talent, l’esprit de sacrifice et le désir d’exceller des joueurs africains et sud-américains doivent être valorisés et respectés», a répondu la Conmebol dans un communiqué. L’institution dirigée par Alejandro Dominguez a lancé en 2019 un plan de développement du football juvénile à travers tout le continent, encadré par de prestigieux techniciens tels que Pacho Maturana, Hugo Tocalli ou Reinaldo Rueda, afin d’améliorer la détection et la formation des talents. Et ainsi de rattraper le retard pris sur l’Europe ces vingt dernières années.
Car, la réaction d’orgueil passée, l’Amérique du Sud reconnaît bien avoir pris du retard ces vingt dernières années. «J’ai la sensation que nous avons perdu quelque chose en route entre la rue et le centre de formation, regrettait récemment Jorge Valdano, champion du monde 1986 avec l’Argentine, dans La Nación. Maradona était le produit de la rue et Leo Messi déjà un produit intermédiaire: à moitié de la rue à Rosario et à moitié de l’académie barcelonaise. Je ne sais pas si les conditions sont encore réunies pour voir émerger ce genre de talent animal, de cette envergure.»
Détection en Europe
Ce joueur hybride est légion au sein de la Seleção, qui n’a plus présenté une équipe aussi compétitive depuis des lustres. «Beaucoup ont quitté le Brésil à 17 ou 18 ans, ils ont fait leur post-formation en Europe, alors que ma génération restait au pays jusqu’à 21-22 ans», nous expliquait récemment Kaka, le champion du monde 2002. L’Europe, quoi qu’en disent les Sud-Américains, a les clés du développement des autres continents.
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La Conmebol «travaille à l’intégration de sélections sud-américaines à la Ligue [européenne] des nations, a révélé le président de l’organisme au lendemain de la victoire nette de l’Argentine sur l’Italie (3-0), lors de la Finalissima organisée début juin entre le tenant de la Copa América et celui de l’Euro. Cela permettrait d’être en compétition directe et constante avec les Européens.» Une réponse concrète à la problématique soulevée par Kylian Mbappé, alors que l’Argentine n’a affronté que trois sélections européennes (dont l’Estonie) depuis la dernière Coupe du monde.
Pour répondre à une nouvelle réalité, l’AFA (fédération argentine) a lancé en avril 2021 un département de détection en Europe, sous l’égide de Juan Martin Tassi. Basé à Madrid, ce quadragénaire est chargé de recenser les jeunes joueurs d’origine argentine évoluant sur le Vieux-Continent et de faire remonter l’information à Buenos Aires. Tassi a ainsi repéré 400 éléments potentiellement sélectionnables nés entre 2001 et 2011, évoluant en Espagne et en Italie (la grande majorité dans ces deux pays), mais aussi au Portugal, en Allemagne, en France et en Suisse. Plusieurs ont depuis intégré les diverses sélections juvéniles de l’AFA, qui aspire à dénicher ainsi le «nouveau Messi», pour regarder de nouveau les Européens les yeux dans les yeux.
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