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Doubles vainqueurs de la Coupe d’Europe des clubs champions au début des années 1960, les «Aigles» n’ont plus jamais remporté de titre continental, malgré huit finales disputées depuis. L’entraîneur Béla Guttmann aurait jeté un sort à son équipe pour cent ans

La Ligue des champions est sur le point de connaître son épilogue à Lisbonne, où le Paris-Saint-Germain et le Bayern Munich s’affronteront en finale ce dimanche. Les habitants de la ville, eux, se sont contentés de suivre l’affaire de loin. Après tout, qui auraient-ils bien pu soutenir? Comme les Argentins, les Turcs ou les Anglais, les Portugais s’identifient énormément à leurs couleurs. Dans la Ville blanche, les écharpes accrochées aux murs des cafés et les blasons pendus aux rétroviseurs des voitures sont les marqueurs colorés d’un territoire principalement divisé entre Sporting et Benfica. Avec le FC Porto, ces deux-là composent «Os Tres Grandes», qui ont raflé… 84 des 86 titres de champion du Portugal.
Le SL Benfica est le plus titré des trois avec non seulement 37 championnats nationaux, mais aussi deux sacres en Coupe des clubs champions européens (1961 et 1962). Depuis, plus rien. Ou plutôt si: cinq finales perdues dans la plus prestigieuse des compétitions (une de moins que la Juventus, qui détient le record), et trois dans sa petite sœur (record, ex aequo avec l’Olympique de Marseille). Ces malheurs à répétition ne devraient rien au hasard mais à une… malédiction, lancée par l’entraîneur Béla Guttmann.
Considéré comme l’un des meilleurs entraîneurs de tous les temps et l’un des inspirateurs du 4-2-4 utilisé par le Brésil champion du monde en 1958 et 1962, le Hongrois mène le Benfica à la gloire et, dans la foulée du deuxième triomphe européen, il réclame une prime à ses dirigeants, qui la lui refusent. L’intéressé prend la porte. Et c’est alors que, selon la légende car les versions divergent, le technicien au chapeau aurait lancé: «Sans moi, Benfica ne gagnera plus de Coupe d’Europe pendant cent ans!»
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Un doublé historique… puis le vide
Fort de ses expériences en Autriche, aux Pays-Bas, en Hongrie, en Roumanie, en Italie, à Chypre, en Argentine puis au Brésil, Béla Guttmann pose ses valises sur les bords du Tage en 1959, juste après avoir remporté le championnat portugais avec le FC Porto dès sa première saison. Sur les conseils d’un ami, il fait venir Eusébio du Mozambique. Avec la Panthère noire à la baguette, Benfica s’offre en 1961 le scalp du Barça (3-2), qui vient de succéder sur le trône d’Espagne au Real Madrid, vainqueur sans partage des cinq premières éditions de la Coupe des clubs champions européens.
En conservant le trophée l’année suivante face aux Madrilènes de Ferenc Puskas et Alfredo Di Stéfano (5-3), Béla Guttmann confirme qu’il est l’un des meilleurs techniciens de la planète. Mais face à ses exigences financières, ses dirigeants le congédient sans état d’âme et sa prédiction n’est alors pas vraiment prise au sérieux.
Un an plus tard, Benfica atteint sa troisième finale consécutive. Avec son compatriote Lajos Czeizler sur le banc, l’équipe de Lisbonne perd face à l’AC Milan (1-2). Rebelote deux ans plus tard contre l’Inter Milan (0-1), puis en 1968 contre le Manchester United de Bobby Charlton (1-4 après prolongation). Les paroles de Guttmann commencent à résonner différemment dans l’environnement du club. «La génération de nos grands-parents croit beaucoup à cette histoire, glisse Miguel Barros (38 ans), un fanatique de Benfica. La mienne, moins.»
Théorie ravivée
La théorie ne cessera toutefois plus d’être ravivée, entre tentatives de lever la malédiction du «sorcier hongrois» (ainsi qu’il était surnommé au Portugal) et… finales perdues. En 1990, la légende du club Eusebio se rend à Vienne sur la tombe de son ancien mentor pour l’implorer de pardonner au Benfica, deux ans après un quatrième titre perdu (0-0, 5-6 aux tirs au but face au PSV Eindhoven) et quelques jours avant une nouvelle finale face à l’AC Milan. Peine perdue pour le Ballon d'or 1965: dans la capitale autrichienne, la formation lisboète connaît sa cinquième et dernière défaite en Coupe des clubs champions, encore face aux Milanais, encore sur un score serré (1-0).
Benfica n’a pas plus de réussite en Coupe de l’UEFA, où il s’incline face à Anderlecht (0-1, 1-1) en 1983. «Il est important de rappeler que Guttmann ne parlait pas seulement de la Coupe des clubs champions mais de titre continental», insiste João Ricardo Pateiro, commentateur star de Radio TSF.
Une statue pour briser la malédiction
Ces multiples revers poussent la direction à faire un geste en faveur d’une «réparation historique». Un terme lourd de sens, utilisé notamment par des chefs d’Etat au moment de reconnaître la responsabilité de leurs prédécesseurs dans un génocide ou une guerre. L’heure n’est plus à la demi-mesure à Benfica. Sous l’égide de son président Luis Filipe Vieira, un monument va être érigé en l’honneur du plus grand entraîneur de son histoire, afin de se débarrasser une bonne fois pour toutes de cette malédiction. Le projet est déjà sur les rails lorsque «O Glorioso» (l’un des surnoms du club) affronte Chelsea en finale de la Ligue Europa en 2013. Mais il s’incline encore (2-1).
La statue de bronze est finalement inaugurée en février 2014, pour les 110 ans du Benfica, devant la porte 18 de l’Estadio da Luz. Haute de deux mètres, réalisée par le compatriote de Béla Guttmann Szatmari Juhos Laszlo, elle ne change rien à l’affaire: l’équipe s’incline de nouveau en finale de la Ligue Europa trois mois plus tard face à Séville, à l’issue d’une séance de tirs au but (0-0, 4-2). «Le football est plein de superstitions, relève João Ricardo Pateiro. Avec cette statue, les dirigeants pensaient briser la malédiction mais cela n’a manifestement pas suffi.»
Depuis, Benfica a remporté quatre nouveaux championnats, sans jamais dépasser le stade des quarts de finale sur la scène continentale. «On pensait que Jorge Jesus, avec qui l’équipe avait renoué avec son allant d’autrefois, nous aiderait à enfin retrouver le sommet de l’Europe, mais les deux dernières défaites en Ligue Europa ont ravivé le sentiment que le fantôme de Guttmann plane toujours au-dessus de nous», se désespère Miguel Barros.
Allez, il suffira d’un peu de patience: la malédiction sera levée dans quarante-deux ans.