Le Temps: Sur quoi repose la rivalité entre Boca et River? Il ne s’agit pas seulement de quartiers, puisque la fracture divise tout le pays…

Diego Murzi: Curieusement, les deux clubs sont nés dans le même territoire, le quartier de la Boca, dans le sud de Buenos Aires. Selon les historiens, la rivalité entre les deux est antérieure à l’apparition du professionnalisme en Argentine, en 1931. C’est une rivalité de voisinage qui a perduré plus tard lorsque River a déménagé dans la partie nord de la ville.

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Aujourd’hui, Boca et River expriment le centralisme politique, culturel et footballistique de Buenos Aires. Soixante pour cent des Argentins sont supporters de River ou de Boca, un chiffre qui reflète à la fois l’importance de ces deux clubs et de ce jeu pour le pays.

L’opposition entre les «riches» de River et les «pauvres» de Boca est-elle toujours pertinente?

Cette opposition a encore une certaine validité dans l’imaginaire populaire argentin, mais dans le monde du football, je considère qu’elle a cessé d’être depuis au moins une trentaine d’années. Ce qui est vrai, c’est que les hinchas de Boca défendent l’idée que leur club symbolise le peuple argentin. Mais comme le football argentin est le terrain de la popularité, les supporters de River tentent aussi de se lier à cette identité, au quartier, et de se détacher de cette image de club des riches.

Un bon exemple pour observer les imaginaires projetés par le football en Argentine est le cas de l’actuel président de la Nation, Mauricio Macri. Macri est un produit classique de la haute bourgeoisie argentine. Le football a été et est pour lui le moyen d’avoir un ancrage populaire. D’abord en tant que président de Boca et maintenant en tant que fan. Chaque fois qu’il le peut, il fait des déclarations qui ressemblent plus à celles d’un fan que d’un chef d’Etat.

Cette finale est-elle davantage qu’un Superclásico de plus?

Clairement. Un Superclásico pour le championnat local est rarement décisif, parce qu’il se joue généralement en milieu de saison. Cette fois, on ressent un climat de nervosité et de tension très important, peut-être plus tendu que celui vécu lors d'une Coupe du monde. En Argentine, la presse n’en parle d’ailleurs pas comme d’un Superclásico, mais plutôt comme de «la final del mundo», «la superfinal» et même «el partido más importante de la historia» [le match le plus important de l’histoire]. 

Il est clair que cette finale restera longtemps gravée dans la mémoire des supporters. Les buts, les erreurs, les décisions arbitrales, les expulsions, tout cela va nourrir des souvenirs futurs, des émotions éternelles, des lamentations ou des célébrations. Hinchas, joueurs, dirigeants, médias, tous savent que nous sommes face à un match historique qui va changer la relation entre ces deux équipes.

Quels sont les enjeux extra-sportifs de la rencontre?

Pour le football argentin, la présence de ses deux clubs les plus représentatifs en finale continentale est la meilleure nouvelle d’une année marquée par la triste participation de la Selección à la Coupe du monde en Russie, la remise en question de la fédération, la faible attractivité du championnat et la faillite du système de formation. Pour le pays, cela signifie la possibilité de vendre encore mieux un spectacle sportif, Superclásico, qui jouit déjà d’une bonne réputation.

Ce sera un défi pour les autorités que d’organiser les deux parties sans incident. Le problème de la violence est caractéristique du football argentin, comme le montre l’ONG Salvemos al Fútbol [Sauvons le football]. Depuis cinq ans, les supporters sont interdits de déplacement, et malgré cette mesure antidémocratique prise par l’Etat et l’AFA [Association du football argentin], les actes de violence sont toujours monnaie courante.

Enfin, pour le gouvernement argentin, l’intérêt autour du match détourne provisoirement l’attention des gens et permet de décompresser l’agenda social et politique au moment où le pays traverse sa crise économique la plus profonde des quinze dernières années.

L’événement va-t-il accentuer la division du pays entre les deux équipes ou l’unir autour du football?

La vision d’une société argentine perçue comme unie et homogène ne cesse de se désagréger depuis quarante ans. Les oppositions de toutes sortes, qu’elles soient politiques, sociales ou sportives, sont vécues comme radicales. L’autre est toujours un autre radical; celui qui ne pense pas comme moi est un ennemi auquel tout m’oppose. Il n’y a pas de demi-mesure et l’on peut dire que, d’une certaine façon, cette manière de percevoir les altérités est issue du football et que les autres relations sociales ont été «footballisées».

La société est aujourd’hui divisée sur toutes les questions sociales: l’avortement légal, l’éducation sexuelle, l’immigration ou l’utilisation d’armes à feu. En ce sens, Boca-River vient approfondir ces divisions.