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Au mercato des invendables

Avant, un joueur entrait dans sa meilleure période à 28 ans. A cet âge-là, il est désormais trop vieux pour être un produit spéculatif. Et si son salaire grève les finances du club, son statut de star peut se retourner contre lui et le rendre rapidement indésirable

Gareth Bale sous le maillot du Real Madrid, le 6 avril 2019 contre Eibar.
Gareth Bale sous le maillot du Real Madrid, le 6 avril 2019 contre Eibar.

Sur le banc du Real Madrid, Gareth Bale hésite. Un coup, il bâille, un autre, il transforme son masque anti-covid en masque de nuit et mime le sommeil. Allégorie de sa situation dans la capitale espagnole, où il est arrivé en 2013, contre 100 millions d’euros. Le Gallois avait alors 24 ans et représentait l’avenir doré du club merengue. Mais voilà, sept ans plus tard, hormis quelques fulgurances (dont trois buts en finales de C1), le gaucher a déçu au Real, avec qui il est lié jusqu’en juin 2022.

Zidane n’en veut plus depuis des mois, mais, émargeant à 15 millions d’euros par an, Gareth Bale veut aller au bout de son contrat, quitte à rester sur le banc de touche. Où pourrait-il aller, d’ailleurs? Des rares clubs susceptibles de payer son indemnité de transfert et son salaire, aucun ne veut investir dans un joueur de 31 ans, dont les meilleures années sont sur YouTube. La situation de Bale n’est pas unique. D’autres grands noms sont dans des situations plus précaires que leur statut ne le laisse supposer: Luis Suarez, Edinson Cavani, Philippe Coutinho, David de Gea, Mesut Ozil, Harry Kane…

La nouvelle loi du marché

«C’est une tendance logique: à partir d’un certain âge, les joueurs ne peuvent plus être revendus, particulièrement ceux qui sont dans des grands clubs avec des gros salaires, souligne Stéphane Chapuisat, responsable du recrutement des Young Boys. Et désormais, même les grands clubs prennent de jeunes joueurs avec un grand potentiel avec pour objectif de les revendre.»

Gareth Bale et les autres sont condamnés à attendre s’ils veulent changer de club. «Des clubs peuvent les acheter, avance Christophe Mongaï, agent de joueurs. Certains sont capables de payer le salaire. Mais payer le salaire plus le transfert, c’est extrêmement compliqué. Les clubs sont disposés à payer de très gros salaires parce que ce sont des joueurs de très haut niveau. Mais mettre 50 millions d’euros sur un transfert, ils préféreront le faire pour un jeune de 20 ans.»

Même un club comme le Real Madrid, habitué à recruter des stars au prix fort, s’est doté d’un pool de jeunes talents, les Vinicius (20 ans), Militao (22 ans), ou Odegaard (21 ans). Les deux premiers ont été achetés pour 45 et 50 millions d’euros, quand le troisième s’est engagé au Real dès l’âge de 15 ans. Harry Kane a longtemps nourri l’espoir de rejoindre le Real. Malgré un rendement constant le signalant aux meilleures écuries européennes, le buteur n’a toujours pas bougé. Sa propension à se blesser et ses 27 ans n’y sont pas étrangers.

Le marché des transferts a beaucoup changé en vingt ans. Quand le Real achetait ses Galacticos, Figo en 2000, puis Zidane en 2001, à respectivement 28 et 29 ans, il en faisait à chaque fois le transfert le plus cher de l’histoire. Le même été 2001, la Juventus paye 45 millions pour Pavel Nedved (29 ans), le Milan 43 millions pour Rui Costa (29 ans), la Lazio 48 millions pour Gaizka Mendieta (27 ans). L’économiste du sport Luc Arrondel, directeur de recherche au CNRS, observe la situation actuelle: «En termes financiers, il faut faire la différence entre le capital humain et le patrimoine humain. Le capital humain, c’est la valeur du joueur par rapport à sa performance aujourd’hui. Le patrimoine humain, c’est ce qu’ils peuvent générer en termes de revenus, et cela diminue avec l’âge. Comme les joueurs sont considérés comme des actifs intangibles, il y a des arbitrages à faire entre acheter des joueurs expérimentés et des plus jeunes. Les clubs achètent moins de joueurs qui ont dépassé un certain âge et préfèrent multiplier les achats de jeunes joueurs un peu à la manière d’un business angel qui miserait sur des start-up. S’il y en a un ou deux qui réussissent sur, mettons, cinq, le club pourra quand même s’y retrouver.»

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La fin annoncée des «super-joueurs»

Trois des cinq joueurs les plus chers de l’histoire étaient ainsi des adolescents au moment de leur transfert: Kylian Mbappé au PSG à 18 ans pour 180 millions d’euros et Ousmane Dembélé au Barça pour 125 millions euros en 2017, Joao Felix à l’Atlético Madrid pour 126 millions l’an dernier. Eden Hazard, arrivé au Real Madrid en 2019 à 28 ans contre 100 millions d’euros, est l’un des rares cas récents d’investissement risqué sur un joueur de cette tranche d’âge. Des risques qui seront encore limités en ces temps «covidés». Plus âgés que le Belge, seuls Cristiano Ronaldo et Lionel Messi peuvent mobiliser des sommes à trois chiffres quand bien même leurs meilleurs moments sont déjà passés.

La fin de règne des deux monstres de leur époque accélérera la tendance et marquera la fin des «super-joueurs». Les deux dernières Ligues des champions ont été gagnées par Liverpool et le Bayern, deux machines à gagner sans tête qui dépasse mais bâties sur des groupes solides et un jeu très énergivore. La Coupe du monde 2018 a été remportée par la France, un bloc aussi, et le troisième effectif le plus jeune présent en Russie. Aucun joueur de ces équipes n’y a gratté un Ballon d'or. Ces collectifs exigeants prônent sinon la jeunesse, du moins l’achat de joueurs qui n’ont pas encore atteint leur meilleur, notamment aux postes offensifs (Coman, Gnabry, Salah, Mané, entre autres). Les joueurs modernes doivent pouvoir se fondre dans le collectif imposé par des coachs ayant une forte personnalité. Les nouvelles stars, ce sont eux.

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Un marché parallèle

«Le marché pousse l’ingénierie du transfert à trouver une multitude de nouvelles formules, notamment par manque de cash. Pour ce type de joueurs, le marché est moins généreux, alors on fait du troc ou des prêts», affirme Loïc Ravenel, géographe et collaborateur au sein du Centre international d’études du sport (CIES) à Neuchâtel. Ces trois dernières saisons, le Bayern Munich s’est fait prêter (on pourrait dire: a loué) les services de James Rodriguez puis de Philippe Coutinho. Deux joueurs achetés très cher par le Real et le Barça et qui ne s’y sont jamais imposés. Le Colombien est resté deux saisons en Bavière contre 13 millions d’euros. Coutinho a lui coûté entre 15 et 20 millions d’euros. Soit des montants bien en deçà de la valeur des deux joueurs.

A Barcelone, l’arrivée cet été de Miralem Pjanic (30 ans) s’est réalisée sous forme d’échange, avec Arthur (24 ans), qui a fait le chemin inverse vers la Juventus. Et bien que le niveau du Bosnien soit aujourd’hui supérieur à celui du Brésilien, c’est le Barça qui a dû ajouter un petit quelque chose – 12 millions d’euros – pour que la transaction soit validée. Passé 32 ans, les joueurs s’engagent le plus souvent libres dans un nouveau club. «Aujourd’hui, seuls sept, huit clubs peuvent payer ces joueurs, donc s’ils ne veulent pas baisser leur salaire, il devient difficile pour eux de bouger, voire très difficile s’ils ne sont pas en fin de contrat», appuie Christophe Mongaï.

La liberté, Edinson Cavani (ex-PSG) vient de la retrouver, ce qui lui permettra de marquer des buts avec un nouveau maillot cette saison. Non désiré par le nouvel entraîneur du Barça, Ronald Koeman, Luis Suarez a encore un an de contrat en Catalogne. Son départ s’annonce plus compliqué. «A une époque, il aurait pu partir en Chine ou aux Emirats, deux pays qui offraient d’énormes salaires à ces joueurs en fin de carrière, rappelle Loïc Ravenel. Désormais, c’est moins le cas. Trouver une porte de sortie est plus délicat.» S’il n’est pas encore poussé vers la sortie malgré une première saison mitigée au Barça, son coéquipier Antoine Griezmann (29 ans) pourrait lui aussi venir grossir le contingent des invendables s’il ne redressait pas la barre cette année.