Les places debout, un problème ou la solution?
Football
Supprimées dans les années 1990, interdites par l’UEFA, les places debout retrouvent peu à peu droit de cité dans le stade. En apparence, l’accident d’Amiens les condamne. Mais les apparences sont parfois trompeuses

Il n’y a pas eu de mort samedi soir à Amiens, seulement des blessés: 29, dont 6 graves. Un moindre mal. Mais les images de la tribune «visiteurs» du stade de la Licorne cédant sous le poids des supporters de Lille ont réveillé des fantômes. Cette vague faisant exploser une barrière de sécurité, cette masse compacte de visages agglutinés; les plus de 35 ans ont cru revivre ce qui semblait avoir péri avec le XXe siècle: le Heysel, Hillsborough, Furiani, Matteo Flores. La mort foot, absurde, au pied d’une tribune.
En un instant, à peine le temps pour 200 spectateurs lillois de se presser contre une barrière après le but de Fodé Ballo-Touré, le pire du football des années 1970 et 1980 – une époque souvent magnifiée et parfois idéalisée – remontait à la surface. On l’avait oubliée, tant le football a changé ces deux dernières décennies. 281 morts dans les stades anglais entre 1888 et 1989. Aujourd’hui, on n’y meurt plus que d’ennui. Evidemment, c’est mieux. Mais ce n’est plus pareil.
Sécurité ou ferveur?
Suivant les recommandations émises en 1990 pour le football anglais par le rapport Taylor, toutes les ligues européennes ont progressivement exigé la suppression des places debout, jugées dangereuses. Certaines demeurent, mais sont interdites par l’UEFA lors de ses compétitions. Le football y a gagné en sécurité ce qu’il a perdu en ferveur. Les places assises ont entraîné une hausse du prix des billets (pour payer le coût des travaux et contrebalancer la capacité moindre des stades), attiré un autre public, plus fortuné, plus familial, plus spectateur et moins supporter.
Les supporters ultras, les plus démonstratifs dans le soutien à leurs couleurs, n’ont jamais accepté ce nouvel ordre, perçu comme la dénégation de leurs efforts et le mépris de leur culture. Ces dernières années, ils étaient parvenus à faire entendre leur cause – l’expérience du stade vaut essentiellement pour son ambiance – et regagner, çà et là, des bouts de territoire.
En Autriche (Rapid Vienne), en Ecosse (Celtic Glasgow), aux Pays-Bas (Ajax Amsterdam), en France (Sochaux), on a démonté des sièges et rendu «pelouses» et «terraces» aux chants des ultras. L’Allemagne, le pays le plus à l’écoute de ses supporters, n’a jamais renoncé aux places debout; elles sont simplement aménagées, sécurisées, avec des sièges amovibles selon les matches ou rétractables, dans l’axe d’un dossier haut qui sert également de garde-corps. On appelle cela le «safe standing».
Politique de risque zéro?
En France, la question est de savoir quelle conséquence aura l’accident d’Amiens sur cette évolution. Va-t-on revenir en arrière au nom du tout sécuritaire et de la politique du risque zéro? Debout sur des gradins sur lesquels ils étaient censés s’asseoir, les ultras lillois n’auraient pas pu se lancer vers le bas de la tribune si celle-ci avait été équipée de véritables sièges. «Ils n’auraient pas pu le faire non plus avec le concept de «safe standing», estime Nicolas Hourcade, sociologue à l’Ecole centrale de Lyon et spécialiste du supportérisme. Techniquement, cet accident ne change rien, mais je crains que les réactions à cette affaire ne soient plus émotionnelles que rationnelles.»
Le sociologue Ludovic Lestrelin, qui donne un cours sur la sécurité et l’équipement des stades à l’Université de Caen, partage ce pessimisme. «Pour le moment, les réactions ne vont pas dans le sens d’une réflexion claire, sereine, intelligente et honnête autour de la sécurité de cet espace très particulier qu’est la tribune des ultras. Nous sommes malheureusement plutôt dans une logique du déni de responsabilité et du mensonge. On va se refiler la patate chaude, revoyez le procès de la catastrophe de Furiani: ce n’était la faute de personne! La lecture cognitive des politiques sportives françaises est trop souvent répressive, condescendante et paternaliste. Il n’y a jamais de travail de fond sur pourquoi ces supporters occupent-ils ces espaces et comment réfléchir avec eux.»
Tenir compte des pratiques réelles
Pour ces deux chercheurs, les instances dirigeantes se trompent en voulant «rééduquer» les ultras. «Le véritable enjeu serait de dépasser le cadre local de cet accident et de poser enfin la question de l’adaptation des stades aux pratiques réelles des supporters, formule Nicolas Hourcade. Prendre acte que certains spectateurs suivent les matches debout et penser des stades sécurisés pour les accueillir plutôt que de vouloir adapter une pratique imposée par une architecture.»
La vague humaine qui déferle vers le bas de la tribune après un but est une rémanence d’avant la civilisation. «Elle s’est développée dans les années 1990, notamment à l’Atlético Madrid dont les tribunes permettaient ces mouvements de foule, détaille Nicolas Hourcade. Pour les ultras, qui revendiquent un soutien extrême à leur équipe et s’appliquent à mettre en scène, à théâtraliser cette ferveur, c’est l’occasion d’une démonstration de force avec clairement la volonté d’impressionner l’adversaire. En France, on l’a également beaucoup vu au Parc des Princes à partir de 1993, lorsque les ultras de la tribune Boulogne ont été déplacés de l’anneau supérieur, pourvu de sièges, vers l’anneau inférieur, qui n’en avait alors plus.»
Stades inadaptés aux pratiques des ultras
Inadaptés à certaines pratiques des ultras et incapables de les y contraindre, les nouveaux stades sont donc moins sûrs qu’il n’y paraît. «De fait, derrière les buts, la pose de certains types de sièges est dangereuse, affirme Nicolas Hourcade. On constate en France une profusion de petits incidents, des ouvertures de grilles intempestives comme à Bordeaux, des entorses ou des foulures comme à Lens où l’on a négligé le fait qu’historiquement, les ultras du RC Lens se tiennent au milieu de la tribune latérale et non derrière un but.»
«Les Allemands et les Anglais ont eu cette réflexion alors qu’en France, on n’a jamais pensé le supporter de football autrement que comme un consommateur ou un abruti, regrette Ludovic Lestrelin. Pourtant, les supporters se sont regroupés en association et proposent des pistes de réflexion. Ils sont les seuls à faire ce travail.»