Football
Dans quatre ans aura lieu la finale de la Coupe du monde dans la cité nouvelle de Lusail, qui se construit au Qatar. Reportage dans un pays où les stades poussent plus vite que la passion pour le football

Doha, où se concentrent 80% des habitants du Qatar, est la seule mégalopole du pays. Pourtant, à une vingtaine de kilomètres au nord de la capitale de l’émirat, une skyline se dessine. Ce sont les tours de la ville de Lusail, cité nouvelle en plein chantier qui doit être achevée pour la Coupe du monde 2022. Le stade qui accueillera la finale du Mondial le plus controversé de l’histoire du football, le 18 décembre 2022, y est construit et répond au nom de Lusail Iconic Stadium: une enceinte de 86 000 places. Il est également prévu que 250 000 personnes vivent à l’avenir dans cet oasis urbain.
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«Le Qatar est le seul pays où l’on construit des villes avant de savoir qui y logera», s’amuse Christian Gourcuff, entraîneur français à la tête d’Al-Gharafa, l’un des douze clubs de la Qatar Stars League, le championnat local. On pourrait ajouter que l’émirat construit des stades avant de savoir qui y prendra place. A quatre ans jour pour jour de la finale de la prochaine Coupe du monde, les stades qataris déjà existants sonnent désespérément vides.
Un match, pas de public
En cette soirée de novembre, le Qatar Sports Club accueille son rival d’Al-Gharafa pour un derby entre voisins. Malgré la présence sur la pelouse de Wesley Sneijder, l’ancien international néerlandais, les tribunes sont vides. Quelques dizaines de VIP, dirigeants qataris du club et hommes d’affaires britanniques, se régalent de petits fours et de champagne dans la tribune présidentielle. Mais le reste de l’enceinte, d’une capacité de 20 000 places, est désert. Une habitude. «Les Qataris s’intéressent plus aux stars qu’au jeu. Ils viennent une fois pour voir Eto’o ou Sneijder», raconte Sajjad, un immigré pakistanais qui gère la billetterie. Pas de chance, Samuel Eto’o, la légende du football camerounais, est absent pour blessure ce soir-là.
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Des travailleurs étrangers payés pour aller au stade
Un footballeur qui s’exile à Doha, c’est un peu comme un moine novice qui entre dans une abbaye. Il faut apprivoiser le silence. «Lors de mon premier match ici, lorsque je suis entré pour l’échauffement, je me suis dit: «Les supporters vont arriver, ils doivent avoir l’habitude de venir juste avant le coup d’envoi, ici.» Mais quand j’ai demandé à mes coéquipiers si les fans allaient venir, ils m’ont répondu: «Non, les stades sont toujours vides pour les matchs au Qatar.» J’étais choqué», rigole Lucas Mendes, défenseur brésilien du club d’Al-Duhail, leader du championnat et propriété de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani.
Une image qui ne plaît pas forcément au pays hôte de la Coupe du monde 2022. Mugisa est un chauffeur ougandais employé par la compagnie de transport Karwa, dont les véhicules peints de bleu azur sillonnent les rues de Doha. Il raconte comment il a été rémunéré à plusieurs reprises pour aller au stade. «Des agents viennent voir les patrons des entreprises qui emploient des travailleurs étrangers pour leur demander s’ils peuvent envoyer certains de leurs salariés à des matchs. S’il dit oui, le patron reçoit de l’argent, comme les employés qui assistent à une rencontre. Moi, il y a deux ans, j’ai été payé jusqu’à trois ou quatre fois par mois pour aller voir des matchs. On vous paye entre 40 et 50 riyals (l’équivalent de 11 à 14 francs suisses) et vous devez enfiler une djellaba blanche pour ressembler à un Qatari dans les tribunes. Aux matchs de l’équipe olympique du Qatar, on était jusqu’à 200 travailleurs déguisés», raconte ce chauffeur de taxi. Une mauvaise pratique parmi d’autres pour un Etat qui a fait du sport un outil géopolitique dans sa rivalité exacerbée avec ses voisins, l’Arabie saoudite, Oman et les Emirats arabes unis, qui imposent toujours un blocus économique à Doha.
Au siège des organisateurs
Dans le hall d’entrée luxueux de la Bidda Tower, une tour en verre d’une hauteur de 196 mètres qui abrite les bureaux du Comité suprême pour la livraison et l’héritage (l’organisme étatique chargé de superviser la construction des infrastructures pour le Mondial 2022 et leur utilisation), des écrans de télévision diffusent des clips qui font la promotion des actions menées dans le cadre de la Coupe du monde: stades pleins, tournoi de football organisé spécialement pour les ouvriers expatriés, programme éducatif dans les écoles… la communication tourne à plein régime.
Le département presse s’enquiert de notre demande d’interview: «Est-ce ce sera un reportage positif sur le développement du football au Qatar?» interroge Ilija Trojanovic, responsable des relations avec les médias.
Neuf nouveaux stades
A Doha, personne ne veut voir remis en cause le choix de la FIFA d’avoir attribué l’organisation de la 22e édition de la Coupe du monde à l’émirat. Mais le manque de passion pour le football soulève encore un peu plus la question du bien-fondé de la tenue de l’événement sur les rives du golfe Persique, déjà largement entamé par les soupçons de corruption et les conditions de travail déplorables pour les travailleurs étrangers sur les chantiers. Neuf stades sont construits spécialement pour la compétition et trois autres vont être agrandis, dont le stade d’Al-Gharafa. Si le comité d’organisation a beaucoup communiqué sur le premier stade démontable de l’histoire d’une Coupe du monde, le Ras Abu Aboud Stadium, que deviendront les huit enceintes pérennes, alors que les six stades d’équipes professionnelles majeures situés à Doha affichent des tribunes vides chaque week-end?
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Le Comité suprême pour la livraison et l’héritage promet des pistes de vélo, des parcours de santé aménagés dans certaines enceintes qui seront ouvertes aux habitants de Doha. Mais dans un pays où la température dépasse les 45°C l’été et où le mode de vie des Qataris – qui disposent du revenu par habitant le plus élevé du monde grâce au gaz et au pétrole – est désormais basé sur la consommation à outrance, il est plutôt incertain de voir la population se rendre en masse dans des stades géants pour faire de l’exercice. Dans les foyers de l’émirat, le sport est davantage consommé à la télévision.
«Les anciens Qataris avaient l’habitude d’aller au stade s’ils voulaient voir des matchs. Les grands-parents ont connu la vie dans le désert sous la tente. Mais la nouvelle génération a grandi dans l’opulence, avec une tablette dans les mains. C’est le problème de la Qatar Stars League, il n’y a personne dans les stades. Dans la réalisation télévisée des matchs, on a atteint un niveau tellement élevé, digne d’une Coupe du monde, grâce aux moyens techniques illimités et aux Occidentaux qui ont été débauchés, que les Qataris préfèrent regarder le football sur le canapé dans le salon», juge un réalisateur européen, qui travaille pour la télévision locale. En constatant que la Coupe du monde 2022 ne se déroulerait pas dans un pays de football, c’est peut-être ce que se sont dit des milliers de fans à travers le monde: «Et si on regardait le Mondial qatari devant la télé?»
Comment le Qatar fabrique son équipe nationale pour 2022
Qui imaginait le Qatar, 96e nation au classement FIFA, capable de battre la Suisse le 14 novembre en match amical à Lugano (0-1)? Pas grand monde, sûrement, à l’exception du staff de l’Aspire Academy, un complexe d’entraînement incroyablement luxueux niché dans la banlieue nord de Doha. C’est sur ces 250 hectares qu’a été formé Akram Afif, unique buteur de la victoire émiratie face à la Nati et grand espoir de la sélection qatarie.
«Il n’y a que 17 clubs au Qatar. Nous n’avons pas un grand vivier de joueurs, donc nous devons absolument optimiser au maximum le potentiel de nos footballeurs, explique un membre français du staff technique qui a accepté de nous parler. Nous avons des talent centers partout au Qatar, pour entraîner et détecter les enfants de 5 à 8 ans qui semblent avoir du talent. Puis, à 8 ans, les meilleurs ont des entraînements cinq fois par semaine après l’école. Ensuite, à partir de 13 ans, les joueurs que nous sélectionnons viennent vivre à Aspire, où ils s’entraînent sept fois par semaine.»
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Chaque classe d’âge de joueurs est entraînée par un staff digne d’un grand club européen. Les joueurs qataris des clubs professionnels locaux sont également mis à disposition d’Aspire plusieurs jours par semaine pour le bénéfice de la sélection nationale. Fruit de cette méthode, l’équipe des moins de 19 ans du Qatar qui a remporté la Coupe d’Asie de cette catégorie d’âge en 2014 en Birmanie était entièrement composée de jeunes passés par le centre de formation.
En cette soirée du mois de novembre, la touffeur de Doha est supportable. Une bise venue du désert apporte un zeste de fraîcheur. Au bord de l’un des terrains d’entraînement de l’Aspire Academy, l’effectif de l’équipe des moins de 23 ans du Qatar écoute avec attention un vieil homme venu leur parler. Il s’agit de Bora Milutinovic, unique entraîneur à avoir dirigé cinq sélections différentes en Coupe du monde (Mexique, Costa Rica, Nigeria, Etats-Unis, Chine). Le Serbe a un rôle de conseiller auprès de la direction d’Aspire. Ce soir-là, il encourage les espoirs du Qatar à ne pas se fixer de barrières mentales et à prendre du plaisir dans le jeu. Puis, tout en diplomatie, il accepte de donner son avis sur le projet Aspire. «Vous voyez ça, ces installations, c’est quelque chose de merveilleux. Mais il faut être patient pour voir les résultats et ne pas comparer avec ce qui se fait ailleurs.»