Durant la phase de poule de la Ligue des champions, Le Temps s’intéresse à six équipes emblématiques de sa petite sœur, la Ligue des champions féminine de l’UEFA, que nous préférons appeler la Ligue des championnes.

1er épisode: Au Barça, seules les filles jouent encore comme le Barça

2e épisode: Umea IK, les pionnières suédoises de l'égalité

3e épisode: A Turin, des jeunes filles pour la Vieille Dame

Une quinzaine de lignes de texte peuvent suffire à annoncer une petite révolution. La preuve le 30 juin dernier, quand le Hertha BSC et le 1. FFC Turbine Potsdam publient un communiqué commun pour annoncer une collaboration entérinée pour trois ans. Le club berlinois va apporter un soutien financier et structurel à son nouveau partenaire, qui lui permet en contrepartie de mettre un pied (haut) sur le terrain très tendance du football féminin.

Le président du Hertha, Werner Gegenbauer, est convaincu que «cette coopération va profiter aux deux clubs». Elle pourrait même être déterminante pour les «Turbines», alors qu’il devient de plus en plus difficile pour les structures strictement féminines de concurrencer les équipes montées par les grands clubs masculins. Elles bénéficient de leur surface financière, de leurs infrastructures, de leur expérience. Difficile de résister pour celles qui ne profitent pas d’un tel appui.

Les choses étaient différentes il y a une vingtaine d’années, dans le contexte d’un football peinant encore à voir plus loin que le bout de sa masculinité. En 1999, la section féminine du SSV Turbine Potsdam sent qu’il est temps de prendre son indépendance pour affirmer son identité, intéresser des sponsors, progresser. Bien vu: devenue «FFC» (pour Frauenfussballclub) Turbine Potsdam, l’équipe remporte trois Coupes d’Allemagne consécutives (2004, 2005, 2006), triomphe six fois en Bundesliga (2004, 2006, 2009, 2010, 2011, 2012) et deux fois en Ligue des championnes (2005, 2010).

Etablir un tel palmarès en si peu de temps tient en soi de l’exploit. Il est d’autant plus spectaculaire pour une équipe d’ancienne République démocratique allemande (RDA), où le modèle sportif – largement financé par les entreprises d’Etat – s’est effondré en même temps que le mur de Berlin. C’est bien simple: le Turbine Potsdam est, toutes disciplines confondues, l’unique club «de l’Est» à avoir gagné un championnat national après la réunification.

Renouer avec l’âge d’or

Mais depuis 2012, il accuse le coup vis-à-vis du Bayern Munich, de Wolfsburg ou de Hoffenheim. Son indépendance souffre face à l’ambition des «Lizenzvereine». Son partenariat avec le Hertha BSC est une tentative de se replacer dans le sens de l’histoire. «Nous avons aujourd’hui un budget supérieur à celui dont nous disposions lorsque nous gagnions des titres, commente Rolf Kutzmutz, président du club depuis 2015. Mais effectivement, nous ne pouvons plus nous comparer avec les sections des clubs que vous citez.»

Son club n’a-t-il donc aucune chance de renouer avec son âge d’or? L’homme relativise. «Parfois, je feuillette de vieux documents et je tombe sur des noms du début de la Bundesliga féminine que presque plus personne ne connaît. Des clubs ont cessé d’exister, d’autres sont tombés dans l’anonymat ou ont rejoint des clubs masculins pour ne plus sortir de leur ombre. De notre côté, notre plus mauvais résultat est une septième place en championnat. Objectivement, vu les forces en présence aujourd’hui, nos régulières troisièmes ou quatrièmes places en Bundesliga sont dignes d’éloges. Mais les fans et les journalistes ne retiennent que le fait que c’est moins bien que par le passé.»

Rolf Kutzmutz se souvient que pendant les grandes années, les observateurs attribuaient la réussite du Turbine Potsdam à l’intensité de son football et à la qualité de sa formation. Ses adversaires, dit-il, ont depuis rattrapé leur retard en matière de modernité du jeu comme de travail avec les jeunes. Mais son club continue d’avoir des arguments à faire valoir. Les espoirs se voient offrir des perspectives de formation professionnelle bien rodées, les étrangères des contrats professionnels, certaines à 100%. «Toutes bénéficient des meilleures conditions possible pour s’épanouir dans la ville comme au sein du club, insiste le président. Nous restons une destination attractive pour les meilleures footballeuses!»

Mentalité locale

Potsdam est une petite cité de 180 000 habitants située à une trentaine de kilomètres de Berlin. Les touristes passent y admirer le palais de Sanssouci, qui fut jadis la résidence d’été du roi de Prusse Frédéric le Grand. Et depuis les années 2000, les jeunes footballeuses peuvent y projeter leurs rêves de haut niveau.

C’est ainsi qu’en janvier 2008 Gaëlle Thalmann se décide à envoyer un e-mail. La Gruérienne vient de fêter ses 22 ans, elle évolue en Ligue nationale A suisse depuis plusieurs années déjà et elle aspire à jouer à l’étranger. «J’avais vu que la gardienne Nadine Angerer partait, j’ai tenté ma chance, raconte-t-elle aujourd’hui. On m’a invitée à faire un essai, et ça a passé…»

L’actuelle portière de l’équipe nationale et de Servette s’attendait à basculer dans un autre monde en matière de professionnalisme, elle n’a pas été déçue. On l’attendait à l’aéroport, toutes les formalités administratives ont été expédiées en dix minutes avec l’aide du club, y compris son inscription à l’université où elle a suivi les derniers cours de son bachelor.

Elle n’avait en revanche pas anticipé le poids de l’histoire. «Le passé est-allemand de Potsdam imprégnait vraiment le quotidien du club. Beaucoup de mes coéquipières étaient marquées par la rivalité vis-à-vis de l’Ouest, qui était en quelque sorte rejouée lorsque nous affrontions Francfort, l’autre grande équipe de l’époque.» Elle a aussi été frappée par la mentalité locale. «C’est le travail, la prime au mérite, le refus de perdre la face. Nous nous entraînions trois fois par jour en période de préparation! Quand arrivait le week-end, on n’avait qu’une idée en tête: dormir.» On l’entend presque sourire à l’autre bout du téléphone: «Franchement, ça m’a bien plu. Ça forge le caractère.»

Là par hasard

L’histoire du football féminin à Potsdam est intimement liée avec celle de la République démocratique allemande, Etat satellite de l’URSS qui a tout au long de son existence beaucoup misé sur le sport à la fois pour contrôler sa population et pour rayonner à l’international. Sa pratique était encouragée par tous les moyens (quasi-gratuité, aménagement des horaires de travail, assurances en cas de blessure) et encadrée par les entreprises elles-mêmes, au sein des Betriebssportgemeinschäfte (BSG), les clubs sportifs d’entreprise.

Celui du fournisseur d’énergie local compte 15 sections et quelque 2000 membres en 1970. Mais son équipe masculine de football, la discipline la plus populaire, n’est pas brillante. Lors de la soirée organisée par l’entreprise pour le Nouvel An, les critiques vont bon train. Certaines, même, sont proférées par des femmes – qui viennent à peine de gagner le droit de taper dans un ballon dans le pays… Leurs collègues masculins ne se privent pas de les inviter gentiment à se mêler des affaires qu’elles sont susceptibles de comprendre.

L’histoire ne dit pas si elles s’exécutent. Mais, coïncidence ou pas, quelques jours plus tard apparaît, épinglée sur un tableau de communication, une petite note: «Rendez-vous au club-house le 31 mars 1971 à 18h pour la création de la section football féminin du BSG Turbine Potsdam.»

La légende dit que Bernd Schröder n’avait pas spécialement prévu d’y participer. Mais il se trouve que le 31 mars 1971 à 18h, il a un petit creux, et il est en train de le combler au club-house quand il s’agit de trouver un entraîneur pour la formation qui voit le jour. L’homme, alors âgé de 29 ans, n’a jamais dirigé la moindre équipe, mais son expérience d’ancien gardien de but amateur suffit à en faire le candidat idéal aux yeux des personnes présentes.

Lorsqu’il accepte le poste, il n’imagine sans doute pas qu’il occupera le banc de l’équipe durant quarante ans (de 1971 à 1992, puis de 1997 à 2016). Qu’il la conduira sur le toit de l’Europe. Qu’il recevra un prix honorifique de la Fédération allemande pour l’ensemble de sa carrière. Qu’il sera, somme toute, un personnage central du développement du football féminin dans son pays. Mais il fera vite preuve d’un engagement total. Et d’une dévotion absolue, conservant jusqu’au bout son statut… de bénévole.

Style à la dure

Bernd Schröder occupe alors, dans la société, un poste de chef de service. Cela lui permet de recruter des joueuses (en leur offrant du boulot) et d’offrir des avantages à ses protégées. En échange, il leur en demande beaucoup. Gaëlle Thalmann s’en rend compte en débarquant à Potsdam en 2008. «C’est un sacré personnage, quelqu’un de cash, direct, qui ne prend pas de pincettes pour dire les choses. A la fois, il pouvait aussi se montrer très humain, très à l'écoute. Avec lui, tu sais où tu en es.»

Dans une interview accordée en 2017 à Die Zeit, le bonhomme revendique un style à la dure et témoigne d’une certaine nostalgie pour cette époque où les joueuses ne remettaient pas les méthodes en question. «Aujourd’hui, tout a changé. Il y a beaucoup plus d’étudiantes, qui veulent comprendre pourquoi elles doivent faire telle ou telle chose», remarque-t-il.

Avant la chute du mur de Berlin, ses «Turbines» remportent six des treize championnats d’Allemagne de l’Est. C’est la gloire pour l’entraîneur, qui se voit décerner le titre d’Activiste de l’œuvre socialiste dès le premier sacre, conquis en 1981. Mais ses relations avec le régime fluctuent. Les succès de son équipe s’ébruitent au-delà du bloc soviétique. Elle est invitée à participer à des compétitions impliquant des équipes de l’Ouest, ce qui est formellement interdit. Ses ambitions sportives le poussent à tricher. Il demande aux organisateurs d’un tournoi, en Hongrie, de falsifier la liste des formations participantes. La manœuvre est découverte et lui vaut, au milieu des années 1980, une suspension d’un an…

«Oui, ces épisodes font aussi partie de l’histoire du club – mais probablement plus encore de l’histoire personnelle de Bernd Schröder, estime le président Rolf Kutzmutz. Il voulait toujours que son équipe se mesure aux meilleures adversaires, et il était prêt à le faire presque par tous les moyens. Mais il faut souligner que la transgression des règles n’a jamais entraîné de conflits permanents, comme le prouvent les nombreuses distinctions reçues y compris à cette époque.»

Aujourd’hui, le Turbine Potsdam fait partie intégrante du paysage local. L’ancien ministre-président du land de Brandebourg Matthias Platzeck – qui est membre du club – le considère comme un «bien culturel» de l’Etat. Un tramway à la gloire de l’équipe circule en ville. Et les personnalités politiques se succèdent à sa tête: Rolf Kutzmutz fut conseiller municipal et parlementaire durant plus de vingt ans, son prédécesseur, Günter Baaske, était ministre. De jeunes footballeuses de toute l’Allemagne viennent combiner sport et études à Potsdam. On suppose que là-bas, peut-être plus qu’ailleurs, plus personne ne vient empêcher les femmes de parler ballon rond lors des soirées de Nouvel An.