Plongée souterraine
Explorée depuis 1964, la grotte de la Chaudanne s’enfonce à plus de 200 mètres sous terre. «Le Temps» est allé à la rencontre des plongeurs dévorés par la passion des profondeurs

C’est un trou obscur d’où coule une rivière. Ce samedi matin, entre Château-d’Œx et Rossinière, les montgolfières s’élèvent dans les airs. Il fait -6 degrés. L’eau est à 9. Depuis la route, il suffit de descendre un escalier verglacé, puis d’esquisser quelques pas sur la neige dure pour atteindre la source de la Chaudanne.
Ici, le monde se divise en deux catégories. Ceux qui plongent et ceux qui attendent à l’extérieur. Eux, ils plongent. Ils sont quatre à marcher difficilement, engoncés dans des combinaisons étanches, étreints tant par des bouteilles que par des tubes et des ceintures de plomb. Ils ont passé une heure à se préparer et vêtus comme ils sont, la pesanteur terrestre ne leur est plus appropriée. Ils figurent parmi les rares humains à explorer mètre après mètre les profondeurs de cette grotte immergée.
En équilibre sur les pierres givrées, Samuel Vurpillot et Nicolas Andreini semblent ravis. La visibilité de l’eau est parfaite. Les conditions hivernales sont idéales pour leur activité car le débit faible de la rivière rend la grotte praticable et l’eau claire.
Galets et petites crevettes
Aujourd’hui, l’objectif est de filmer la Chaudanne jusqu’à -100 mètres de profondeur. «Une balade», disent-ils, qu’ils partageront avec le caméraman Darragh Norton et Michael Walz. Ce dernier, un des précédents explorateurs, a longtemps détenu le record de profondeur avec une pointe à -175 mètres atteinte en 2009. C’est comment là-dessous?, lui demande-t-on, alors qu’il teste son détendeur. «Bah… c’est noir. La grotte est de taille moyenne. On peut se croiser presque partout. Au fond, il y a des roches, des galets…» Il y a des animaux? Il réfléchit: «Pas vraiment. Des petites crevettes parfois.»
Il embouche son détendeur, se munit de son scooter sous-marin d’une main, prend ses palmes au passage et avance vers l’orifice obscur. A sa ceinture, il a attaché un sécateur. Un masque de rechange est enfoui dans sa poche.
En Suisse, la Chaudanne est la plus profonde des cavités qui permettent de longues plongées-spéléo. Depuis les débuts de son exploration, en 1964, sa cartographie est passée de main en main. La carte que Samuel nous a tendue permet d’imaginer le décor sous nos pieds. D’abord un puits étroit et vertical, ensuite, une «cloche» d’air à 14 mètres de profondeur, puis un passage long de 200 mètres qui varie entre 14 et 50 mètres sous le niveau de l’entrée. Plus loin, le canal s’élargit pour atteindre une taille comparable à l’espace intérieur d’un bus. Elle remonte légèrement avant de s’enfoncer à 100 mètres. Une dernière fois, la topographie se redresse avant de s’enfoncer dans le Puits de San Tédeco jusqu’à des profondeurs encore inconnues.
Chaudanne 2017 from One shot productions on Vimeo.
«C’est un immense trou noir dans lequel tu t’enfonces, témoigne Samuel Vurpillot. Les sensations sont assez dingues.» Depuis 2010, c’est lui qui a repris le flambeau après Michael Walz. La semaine dernière il est arrivé à -187 mètres de profondeur. Ingénieur en génie civil, père de famille, il peut se targuer d’être le seul homme au monde à avoir parcouru les derniers mètres explorés de cavité verticale de la Chaudanne. Il est le seul aussi à avoir pu constater que la grotte s’aplanissait à cette profondeur.
Ce jour-là, sa volonté d’atteindre les 200 mètres est restée vaine. Une telle plongée dure en moyenne sept heures, et la plupart du temps est passé en paliers de décompression. Quatre heures à attendre dans la «cloche», en évacuant les gaz absorbés pendant la plongée. Sur une chaise longue, à l’air libre mais à une pression de -12 mètres, il avait dégusté un sandwich en regardant un film.
Une discipline solitaire
Nicolas Andreini sourit: «Il voulait déposer une plaque au fond pour marquer sa pointe, mais on l’en a découragé. Ce n'est pas conforme à l’esprit du plongeur.» Les règles qui animent le milieu des plongeurs-spéléo sont basées sur des notions de respect et de sécurité. «Normalement, celui qui a fait la pointe est le seul à pouvoir la dépasser. indique Nicolas. C’est le même principe que pour les alpinistes qui font la trace en montagne. En plongée, on tend un fil d’Ariane, on nettoie les blocs, on cartographie mètre après mètre. C’est un gros travail.»
Les adeptes de plongée-spéléo pratiquent leur discipline en solitaire. «Au même titre que les himalayistes, on ne doit pouvoir compter que sur nous-même», explique Samuel Vurpillot. Par le passé, chaque élément de leur matériel était dupliqué pour plus de sécurité. «Jusqu’à l’arrivée du système en circuit fermé qui permet de recycler l’air respiré, les plongées profondes impliquaient une masse de bouteilles gigantesques dont le contenu variait selon la profondeur à laquelle le mélange de gaz allait être inspiré. Tout cela à double impliquait une planification millimétrée de la plongée, ainsi que la mobilisation d’autres plongeurs le long de la grotte.»
Au fil du temps, à mesure que les techniques évoluaient, les plongeurs s’enfonçaient en profondeur. Ils s’inspiraient des recherches exécutées sur les plateformes pétrolières de la Navy et des expériences de la Comex (Compagnie maritime d’expertises). Mais beaucoup de tests se faisaient de façon empirique. Méthodes, cartographies, on transmettait les informations sous la table, entre initiés seulement. Et on remplissait les bouteilles au fond des garages. Une contrainte demeurait: le prix de l’hélium utilisé dans les mélanges «Trimix» avec de l’azote et de l’oxygène. Le gaz est cher et pour descendre à 100 mètres, les plongeurs inspiraient pour 100 francs en moyenne d’hélium et d’oxygène. «En recycleur, on utilise moins de gaz heureusement», souligne Samuel.
«En théorie, il me suffit de regarder l’ordinateur»
Depuis sa démocratisation en 2005, le recycleur d’air a rendu l’exercice plus facile, plus confortable. Plus silencieux aussi, car il n’y a plus de bulles évacuées. «En théorie, il me suffit de regarder l’ordinateur et de suivre ses conseils», explique Samuel. Certaines expériences l’ont toutefois poussé à pondérer les pouvoirs de sa machine. «J’ai tendance à évacuer moins vite les bulles de gaz. Je sais quand il faut que je m’écoute moi et non l’ordinateur qui me dit de remonter.»
Pour lui, la théorie est un fil conducteur. Comme ses coéquipiers, il la connaît sur le bout des doigts et c’est pour cela qu’il se permet des écarts. L’oxygène pur que l’on sait toxique sous pression au-dessous de 6 mètres est inspiré lors des derniers paliers pour accélérer l’évacuation des autres gaz lors de la décompression. Lui l’inspire à 12 mètres, dans «la cloche». «On sait que c’est possible, car dans les hôpitaux, en caisson, on donne de l’oxygène pur aux patients à une pression qui correspond à 18 mètres. Si on était sous l’eau on n’oserait pas en prendre, mais dans la «cloche» au sec, il ne devrait pas y avoir de risque.»
Nicolas à ses côtés est plus méfiant. «Moi, je passe à l’oxy pur à 6 mètres. Pas avant. Avec ce gaz, s’il y a un accident, tu te noies à coup sûr.» C’est lui qui a initié Samuel à la plongée profonde. Maintenant il n’approuve que partiellement les tests grandeur nature de son compagnon. «On fait tout de même partie des premières générations à expérimenter ces mélanges sur nos corps. Parfois je me demande ce que ça nous fera dans quelques années», souffle-t-il en enfilant sa cagoule. Depuis le début des explorations, trois accidents mortels ont eu lieu dans la Chaudanne.
Echec et mat
Les deux compères sont équipés. Darragh et Michael les attendent, quant à eux, déjà sous l’eau. Emportent-ils à manger ou à boire? «Michael boit l’eau de la source, certains prennent des liquides consommables avec une paille. Moi, je m’hydrate bien avant la plongée. C’est important», répond Samuel. Et s’il doit aller au petit coin? «On porte un «Peniflex», comme les incontinents. C’est un étui pénien relié à un tube qui évacue le liquide hors de la combinaison étanche.»
Aujourd’hui, la plongée ne durera que trois heures et demie et nécessitera un palier d’une heure à six mètres. «On a installé un échiquier pour passer le temps. Arranger les pièces sur le plateau nous prend déjà 20 minutes. L’heure passe plus vite comme ça», sourit Samuel.
L’un après l’autre, ils sautent à l’eau. Un geste d’au revoir et ils s’enfoncent dans l’eau noire. On les a attendus, ils sont ressortis. Le visage rougi par le froid, Michael Walz réunit son matériel autour de lui. Il est encore dans ses pensées. Sous les projecteurs de quatre plongeurs, la grotte avait revêtu ses plus beaux atours. Il murmure: «Je ne l’avais jamais vue comme ça…»