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Le «gruppetto», sommet de la solidarité

Le Tour aborde un redoutable week-end pyrénéen. Tandis que les cadors lutteront pour grappiller du temps, les faibles et les mal en point chercheront simplement à «survivre» ensemble. Reportage sur ces retardataires soudés.

Robbie McEwen est à la fois roi des sprinters et prince des laborieux. Vendredi à Montpellier, l'Australien a enfilé son habit de lumière pour remporter la 13e étape, fêtant sa troisième victoire sur ce Tour de France. Mais ce week-end, lors des deux redoutables volets pyrénéens, il retrouvera son bleu de chauffe. Celui de chef de file du «gruppetto», ce peloton à part qui, en haute montagne, trouve le moyen de tirer la langue en serrant les dents. Et dont la seule ambition est de rallier l'arrivée dans les délais, histoire d'arracher le droit de repartir le lendemain.

Le «gruppetto» prend forme quand la pente se durcit. C'est le défilé des gueules cassées, le cortège des moribonds, la charrette des pénitents. Comme dans un vieux grenier, on y trouve de tout. Les sprinters, ces fusées de la plaine qui ne parviennent pas à décoller en altitude, y côtoient des coureurs prestigieux victimes du «jour sans», les faibles et les mal en point. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise raison de figurer dans le «gruppetto». Quand on y est, on se serre les coudes, on rame pour «survivre» et basta.

«Il n'y a plus aucune hiérarchie dans ces conditions. Nous sommes tous égaux dans l'effort», explique Magnus Backstedt, armoire à glace suédoise pas exactement taillée pour l'escalade. «Nous courons ensemble, soudés par la quête d'un objectif commun. Du coup, nous sommes très solidaires: si l'un d'entre nous est en train de flancher, il le dit et nous ralentissons. Tout le monde l'accepte parce que chacun sait très bien que le lendemain, c'est peut-être lui qui sera victime d'une défaillance. Enfin, nous ralentissons dans la mesure du possible, puisqu'il faut veiller à ne pas terminer hors délais.»

Renseignements pris, personne ne semble savoir exactement à quand remonte l'expression «gruppetto» – «petit groupe» en italien. Felice Gimondi, vainqueur du Tour de France en 1965, estime pour sa part qu'elle existe «depuis que des gens souffrent sur un vélo». Elle n'est donc pas près de quitter le lexique cycliste. Samedi, puis dimanche surtout – six ascensions dont quatre de première catégorie et une hors catégorie –, l'alliance sacrée prévaudra une fois encore. «Nous serons lâchés dès le premier col et il faudra s'organiser très vite sous la houlette de Robbie McEwen, qui sait exactement ce qu'il y a à faire pour s'en sortir», raconte le Français Anthony Geslin, membre fidèle de ce que l'on appelle aussi l'omnibus. Les directeurs sportifs, via oreillettes, donneront des indications concernant les écarts à tenir. Pour les retardataires, il s'agira de limiter le déficit en roulant à bloc dans les descentes et vallées.

«Autant il ne sert à rien de se mettre dans le rouge pour gagner trois minutes dans une montée, autant il ne faut pas musarder sur le plat. C'est là que ça peut se jouer», dit Sébastien Hinault. Dans les Alpes, le «gruppetto» a fait preuve d'un bon sens de la gestion: il a achevé les 10e et 11e étapes avec un retard respectif de 38'11'' et 39'46'' sur les lauréats Alejandro Valverde et Alexandre Vinokourov. «La mission sera plus ardue dans les Pyrénées», prévient Magnus Backstedt. «Les ascensions y sont un peu moins longues dans l'ensemble, mais beaucoup plus raides. Ça va être terrible.»

Le rythme infernal auquel les ténors avalent les pentes ne joue pas non plus en faveur des décrochés vifs, puisque le temps à réaliser pour entrer dans les délais est calculé sur la moyenne horaire du vainqueur: «On ne peut pas vraiment en vouloir à ceux qui sont devant, car c'est la course», convient le Suisse Michael Albasini. «Mais il est vrai que la cadence à laquelle se déroule le Tour, et en particulier les étapes de montagne, ne nous facilite pas les choses. Il devient de plus en plus dur de maintenir l'allure.» Le fait que l'omnibus soit toujours plus peuplé – 50 et 53 passagers lors des deux étapes alpines – ne relève sans doute pas du pur hasard. «Le pire, quand les étapes difficiles se succèdent, c'est que ce sont ceux qui galèrent le plus qui ont le moins de temps pour récupérer», note encore le coureur de la formation Liquigas-Bianchi.

Ce dernier trahit quelque crainte avant d'aborder les douze ascensions au programme du week-end: «Si tu es dans un bon jour, le «gruppetto» constitue un bon moyen d'économiser des forces. Mais si tu n'as pas les jambes, cela peut tourner au calvaire. Il faut s'accrocher à tout prix, car si tu lâches prise, le Tour est terminé pour toi. D'où une angoisse permanente.»

Le «gruppetto» est une famille à part dans le peloton. Avec ses règles et ses principes. Le Bernois Fabian Cancellara, affaibli par un méchant rhume ces derniers jours, n'avait pas spécialement prévu de connaître cette expérience unique. Il en décrit très bien l'essence: «C'est très dur moralement de se retrouver toute la journée juste devant la voiture balai. Mais je veux à tout prix arriver à Paris, et il faut croire que je devais passer par là. Il ne faut jamais perdre courage, parce que quand tu as franchi ce cap, en groupe, tu en ressors plus fort.»