L’historien Quentin Tonnerre et le sociologue Jérôme Berthoud le savent: à la lecture du livre qu’ils consacrent aux quarante-sept premières années d’existence du HC Ajoie, chacun aura sa petite frustration. Leurs collègues des milieux académiques regretteront «une analyse inaboutie à bien des égards», les supporters du club trouveront que l’ensemble «manque un peu de passion».

Mais les deux scientifiques, qui ont grandi à Porrentruy et travaillent à Lausanne (respectivement à l’UNIL et à l’Idheap), ont fait le pari d’associer une démarche scientifique rigoureuse à une ambition grand public. Et pour celui qui parcourt l’ouvrage sans chercher les notes de bas de page ni les preuves d’amour à l’égard du club aujourd’hui en Swiss League (deuxième division), ce pari est gagné haut la main.

De la construction de la patinoire du Voyeboeuf à sa récente rénovation, des promotions en Ligue nationale A à la victoire en Coupe de Suisse cette année, ils reprennent la trajectoire du HCA depuis le début pour déconstruire le mythe: le club a d'abord dû jouer profil bas pour ne pas exalter les rivalités de sa région avant d'en devenir un emblème identitaire, et s'il n'est pas le plus riche ni le plus puissant des clubs professionnels, il a depuis le départ été géré avec un sérieux tout entrepreneurial.

Le Temps: Vous avez supporté le HC Ajoie jusqu’à l’adolescence. C’était comment?

Quentin Tonnerre: Le match du HC Ajoie a été la première sortie que m’ont autorisée mes parents, et c’est la même chose pour beaucoup de jeunes du coin. J’avais le droit d’y aller même en semaine, c’est quelque chose qui marque. La patinoire est à la fois un bar géant, une scène de spectacle sportif et un lieu de socialisation où l’on rencontre plein de monde, où l’on commence à côtoyer des adultes, ce qui est nouveau pour un adolescent. En réalité, on y voit surtout son groupe d’amis. Mais on se reconnaît quand même un peu dans ce cliché de grande communion populaire. Mais Jérôme a été un supporter plus fervent que moi…

Jérôme Berthoud: Pourtant, je n’ai jamais appartenu à un groupe, ni même pris d’abonnement. Mais la patinoire du Voyeboeuf est un endroit important en matière de construction d’identité. Tu t’assieds à côté d’un type qui jure sans arrêt pendant deux heures, alors que ce qu’on t’apprend à la maison, c’est qu’il faut être poli lorsque tu t’exprimes en public… L’expérience contribue vraiment au passage à l’âge adulte. Ce sont de belles années.

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QT: Et en même temps, la construction identitaire qui s’opère dans une patinoire se fait autour de valeurs assez conservatrices. On s’y sent à l’aise si on est prêt à assumer le rôle attendu de l’homme hétérosexuel, avec ce que cela suppose d’expression de la virilité, de capacité à s’emporter un peu, de volonté de parfois boire une bière de trop… Cela peut aussi être très mal vécu par certains.

JB: On voit toujours les mêmes gens, aux mêmes endroits, avec les mêmes rituels. Je me rappelle qu’avec un ami avec lequel j’allais régulièrement au match, nous avions une liste d’une cinquantaine de personnes auxquelles nous avions attribué des surnoms tellement elles étaient dans leur rôle. Quelque part, c’est là que j’ai commencé à jeter un regard sociologique sur le sport.

A travers le HCA, on fait revivre l’idée du petit canton qui a dû trouver sa place dans la grande Suisse

Quentin Tonnerre

La mythologie associée au HC Ajoie est très puissante. C’est le club-étendard de son canton, le modeste qui résiste face au riche, la campagne qui ne se laisse pas faire face à la ville…

QT: Oui, c’est sommairement David contre Goliath. A travers le HCA, on fait revivre l’idée du petit canton qui s’est constitué face aux Bernois et qui a dû trouver sa place dans la grande Suisse. Et ce que les Jurassiens trouvent particulièrement savoureux, c’est que le club est suffisamment professionnel pour tenir tête à ceux que l’on considère comme plus puissants. En politique, il est difficile pour le Jura de donner des leçons au canton de Vaud, par exemple, dont l’histoire est beaucoup plus ancienne. Mais le temps d’un match, le HCA, lui, peut rivaliser avec tout le monde.

JB: Il y a des contextes propices à l’entretien de mythes. Le Jura, qui a longtemps dû lutter contre une forme d’assimilation, restera quelque part toujours un peu inquiet pour sa survie. Alors les gens s’attachent à ce qui leur donne l’impression de défendre leur identité. C’est le cas du HC Ajoie. Lorsqu’il dispute la finale de la Coupe de Suisse à Lausanne, ses supporters agitent massivement des drapeaux jurassiens. Il y a peu de drapeaux vaudois pour encourager le Lausanne HC…

N’est-ce pas douloureux de déconstruire, en tant que chercheurs, les mythes qu’on a chéris plus jeune?

JB: C’est clairement une question qui nous a tiraillés. Nous sommes attachés à notre démarche scientifique, mais nous avons du respect pour le fait que le club représente quelque chose de très puissant pour beaucoup de gens. L’idée était plutôt d’appliquer nos méthodes habituelles sur un sujet qui nous tenait à cœur, avec la conviction que cela permettrait de révéler des choses. D’ailleurs, j’ai appris beaucoup de choses, rétrospectivement, sur la période pendant laquelle je suivais le club de près. Au début des années 1990, j’étais à fond pour que le HCA reste en Ligue nationale A, je ne percevais pas du tout qu’il ne pouvait le faire qu’en s’endettant et en compromettant son avenir…

QT: C’est particulier de travailler sur un sujet qui nous renvoie à l’endroit où l’on a grandi, à des gens que l’on connaît, aux réseaux de nos parents. Notre plan a été de ne jamais transiger sur nos interprétations, sur notre propos, mais de parfois renoncer à certaines anecdotes délicates lorsqu’elles n’apportaient rien au fond de l’histoire.

Il est très compliqué de remettre en cause ou de critiquer le HC Ajoie

Jérôme Berthoud

Le HC Ajoie vous a donné accès à ses archives, ce qui n’est pas si courant, expliquez-vous dans le livre.

QT: L’histoire du sport dans ce qu’il a de plus local est un peu abandonnée par les chercheurs, et laissée à ceux qui, précisément, ont intérêt à en faire de grands récits mythifiés.

JB: Ce sont souvent des gens des clubs eux-mêmes, ou des journalistes émotionnellement impliqués, qui travaillent en vue d’une date anniversaire. Ce n’était pas notre projet.

QT: Dans notre livre, les dates sont importantes: 1973-2020. On retrace l’histoire du club de sa création jusqu’à aujourd’hui, sans prendre le prétexte d’un jubilé et sans avoir été mandaté par qui que ce soit pour le faire.

JB: Avant que l’échange ne devienne cordial, le premier contact avec le club a d’ailleurs été très formel. Les dirigeants ne comprenaient pas forcément ce que nous voulions faire. Il a fallu gagner leur confiance. Nous avons signé une clause de confidentialité par rapport à certains éléments sensibles issus des archives du club, comme les montants de certains salaires, et accepter la relecture d’une personne de confiance, Hervé de Weck, qui est à la fois un historien et un ancien président du HCA. Il n’a rien censuré. Il faut bien comprendre que notre travail ne va pas de soi pour les clubs, qui aiment maîtriser leur communication, leur image.

JB: Et en même temps, les responsables se sont rendu compte qu’un livre tiré à 3000 exemplaires allait circuler et que cela n’allait rien leur coûter. Le HCA est suffisamment professionnel pour comprendre que c’est une bonne opération, sans toutefois disposer d’une armée de communicants qui cherchent à contrôler le contenu de l’ouvrage. J’espère que le résultat incitera d’autres clubs à ouvrir leurs portes.

Un autre mythe que vous faites tomber dans votre livre: le HC Ajoie comme club arc-bouté sur lui-même, sur sa région.

JB: Lorsqu’il a été fondé sur la base des statuts du HC Vendlincourt en 1973, le HCA a très vite commencé à recruter au-delà de Porrentruy. A l’époque, il s’agissait d’aller chercher des joueurs à Moutier. Plus tard, ce fut des étrangers. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’était guidé par l’ambition et la nécessité de réunir plus de talents que ce que l’on pouvait trouver dans le coin. Tout le défi était de réussir à le faire en conservant son image très locale.

Le HC Ajoie est né dans le contexte très chargé de la Question jurassienne. Comment y a-t-il répondu?

QT: Pendant la période des votes sur la création d’un nouveau canton, au milieu des années 1970, le HC Ajoie s’est inscrit dans cette idée d’un sport qui réunit les gens au-delà des clivages partisans. Il n’était pas question, par exemple, d’afficher des drapeaux jurassiens trop en évidence dans la patinoire: trop de gens s’en seraient détournés. Il fallait que chacun puisse se reconnaître dans le club. Mais après l’entrée en souveraineté, les lignes ont bougé. Le HCA s’est hissé en ligue nationale, il fallait s’y faire une place, et même les anciens antiséparatistes ont commencé à aimer l’idée d’un club «cantonalisé», emblème du Jura.

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JB: Il est devenu un outil puissant pour renforcer le mythe jurassien, un vecteur de consensus. Il est très compliqué de remettre en cause ou de critiquer le HC Ajoie. A l’inverse, la population s’est de manière quasi unanime rangée derrière le projet de nouvelle patinoire, après un débat certes animé.

Aujourd’hui, le HC Ajoie n’est-il pas un club comme un autre? Il paie des joueurs professionnels, des entraîneurs, il est structuré en société anonyme…

QT: La tendance est à l’uniformisation. Le HCA a donc beaucoup de points communs avec tous les autres clubs d’élite du pays. Mais il conserve certaines particularités, qu’il partage bien sûr avec d’autres, essentiellement en deuxième division.

JB: Par exemple, son fonctionnement est très professionnel, mais il repose essentiellement sur le travail bénévole. En dehors des effectifs sportifs, les salariés du club se comptent sur les doigts de la main. Un tiers du budget repose sur le «catering», alors que les buvettes ne sont tenues que par une cinquantaine de volontaires à chaque match. C’est assez remarquable.

Mais c’est un modèle qui tend à disparaître, non?

QT: Actuellement, il y a un retour à la consommation locale, au fait de s’engager politiquement à l’échelle régionale, voire communale. Pourquoi les gens ne reviendraient-ils pas aussi vers le club de leur région, là où ils peuvent jouer un rôle vraiment actif?

JB: La tendance est à une National League [première division] de plus en plus inaccessible, avec des équipes aux budgets importants installées dans des grandes villes pour bénéficier d’un bassin populaire et commercial important. Mais en parallèle, les clubs de Swiss League veulent réinventer leur championnat, le débarrasser des équipes réserves qui n’existent que pour nourrir une formation de première division. Il y a une Suisse des régions qui existe, avec ses clubs de hockey qui attirent du monde, même loin des grands centres urbains. Ils ont une identité à défendre.


A lire:

HC Ajoie, une histoire sportive, économique et politique d’un club jurassien (1973-2020), par l’historien Quentin Tonnerre et le sociologue Jérôme Berthoud, aux Editions D + P SA (Delémont). 200 pages richement illustrées.