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Jean Lacouture: «Le rugby, c'est la violence contrôlée par la loi»

Passionné de rugby, l'historien et journaliste français Jean Lacouture partage son érudition à la veille du Mondial. Rencontre.

Historien, journaliste, Jean Lacouture a été le biographe de ceux qui ont fait la France du XXe siècle (De Gaulle, Mitterrand, Mauriac, Mendès France). Homme de gauche, il est pendant trois décennies une des voix les plus illustres de l'anticolonialisme. Mais Jean Lacouture est également un amoureux du rugby. A 86 ans, cet observateur averti et passionné du jeu à XV fait office de référence en matière d'Ovalie. A moins d'une semaine du match d'ouverture de la sixième Coupe du monde, il partage son regard expert sur l'évolution de la discipline. Verbe élégant et souvenirs en cascade, l'homme voue une passion érudite à «ce sport de voyous joué par des gentlemen». De «Maxou» Roussié, héros de sa jeunesse bordelaise, à Gareth Edward, Jean Lacouture est intarissable. Sa passion est contagieuse. Extraits.

Le Temps: Le rugby a beaucoup évolué durant les dernières décennies. Qu'est-ce qui, selon vous, fait l'essence de ce sport?

Jean Lacouture:La violence contrôlée par la loi. Le rugby est un des rares exemples visibles de combat encadré par des règles strictes et évolutives. A ce titre, il représente une société exemplaire contrôlée par un juge qui explique la loi au fur et à mesure de son application.

  • Le futur champion du monde recevra dans six semaines le trophée Webb Ellis, du nom de l'étudiant du collège de Rugby qui aurait inventé ce sport en 1823. Quel crédit doit-on donner à ce récit?

  • Toutes les sociétés aiment s'inventer un mythe fondateur. De Romulus à Guillaume Tell, les exemples ne manquent pas. Je trouve la légende de William Webb Ellis prenant le ballon de football dans les mains pour courir vers l'en-but plutôt charmante. Les origines du rugby sont multiples, du temps des Romains à la Soule du Moyen Age. Mais il demeure que l'élaboration des règles savantes qui ont façonné le rugby moderne remonte à l'Angleterre des années 1834-1845.

  • Justement, les règles du jeu de rugby sont nombreuses, complexes et en perpétuelle mutation. Pourtant, ce sport laisse une grande place au libre arbitre du directeur de jeu. Comment expliquer ce paradoxe?

  • Le rugby possède une culture de la négociation pour faire face à l'arbitraire. Il n'y a rien de paradoxal dans sa gestion du litige. Au contraire. Le rugby a intelligemment intégré qu'il existe dans toute chose une part d'approximation. Il est parvenu à limiter l'arbitraire en acceptant son caractère inévitable.

  • Cette ouverture d'esprit explique-t-elle l'adoption rapide par le rugby de l'arbitrage vidéo alors que le football refuse cette innovation?

  • Il est difficile de répondre avec certitude. Je pense que le caractère évolutif des règles du rugby a toujours poussé les instances dirigeantes à intégrer les innovations. L'utilisation de la vidéo représente une aide considérable pour les arbitres. L'International Board a tout simplement eu l'intelligence de vivre avec son temps là où la FIFA n'a pas le courage de modifier les règles du football.

  • Malgré le professionnalisme et le relais de la télévision, le rugby reste confiné géographiquement. Croyez-vous à une «globalisation» prochaine de ce sport?

  • Il est stupéfiant que le rugby ne soit joué à haut niveau que dans une dizaine de pays. Je ne m'explique pas qu'il ne se développe pas dans des grands pays de sport comme l'Allemagne ou la Russie. Je souhaiterais voir beaucoup plus d'équipes, mais je ne pense pas que cela change prochainement. Regardez en France, malgré un engouement certain et des audiences TV record à l'échelle du pays, la Loire continue de marquer la frontière de l'Ovalie française.

  • Entré dans l'ère du professionnalisme depuis 1995, le rugby a connu une grande évolution. Quelles en sont les principales conséquences sur le jeu?

  • Le professionnalisme a mélangé les cultures, fait voyager joueurs et entraîneurs. Il a donc uniformisé les styles. Par exemple, le temps des oppositions entre le style «gazelle» des Français et celui «bélier» des Anglais est un peu suranné.

  • Est-ce à dire que le rugby moderne est stéréotypé?

  • C'est possible. Mais il faut souligner que la qualité du jeu va nettement en s'améliorant, et le temps effectif d'une partie s'avère toujours plus important. Mais il est vrai que les défenses ont accompli plus de progrès que les attaques. Les ailiers de ma jeunesse auraient du mal à échapper aux placages des piliers actuels, toujours plus mobiles.

  • A l'image de Jonah Lomu ou Sébastien Chabal, le professionnalisme n'a-t-il pas amorcé le virage menant à une «peoplisation» du rugby?

  • Malgré une essence profondément collective, le rugby a toujours généré des stars; pensez à Gareth Edwards ou à David Campese. Je ne pense pas qu'il y ait plus de vedettes aujourd'hui. Mais il est vrai que les calendriers et les «pom pom girls» sont, selon moi, des artifices grotesques. Le sportif doit s'exprimer sur le terrain. C'est un mal de notre temps de vouloir le voir évoluer hors de son espace de prédilection. La faute aussi aux journalistes, qui ne cessent de tendre leurs micros aux athlètes.

  • Les gabarits des joueurs deviennent toujours plus impressionnants. Pensez-vous que le rugby souffre d'un problème de dopage?

  • C'est vrai que les gabarits actuels sont parfois stupéfiants. Le dopage doit être présent sous une forme ou une autre dans le rugby. Je ne peux rien affirmer, mais certaines équipes me semblent parfois jouer au-dessus d'elles-mêmes. Là où le désir de gagner est immense, le dopage est malheureusement un problème inévitable.

  • Dans l'imaginaire collectif, le rugby néo-zélandais est considéré comme le meilleur du monde. Pourquoi cette suprématie?

  • En Nouvelle-Zélande, le rugby fait partie de la société comme nulle part ailleurs. Il a été l'instrument d'une intégration réussie et le moyen d'une cohésion sociale et ethnique forte. Le rugby - sport des colons blancs - a de suite fait de la place au génie maori. Cette cohésion autour du jeu à XV explique le fait qu'aujourd'hui, «être All Black» représente en Nouvelle-Zélande la distinction suprême. Du coup, le jeu des «Blacks» est la référence depuis un siècle.

  • Michel Serres, dans «Le culte du ballon ovale», qualifie le match de rugby de «cérémonie religieuse». Etes-vous de ceux qui voient dans la ferveur sportive une résurgence du sacré dans nos sociétés?

  • Je n'utiliserais pas le terme sacré. Vous savez, il y a trop d'argent dans le sport professionnel pour faire cette analogie. Le sacré ne porte pas de publicité sur lui.

  • La Coupe du monde commence vendredi prochain. Qui succédera à l'Angleterre victorieuse en 2003?

  • En théorie, la Nouvelle-Zélande est imbattable. Mais, sur un match, tout est possible, comme l'a prouvée la demi-finale de 1999 [ndlr: la France bat la Nouvelle-Zélande 43-31 après une seconde mi-temps entrée dans la légende]. Je pense que la France et l'Australie sont les mieux placées pour contester la suprématie des All Blacks. Le titre devrait se jouer entre ces trois équipes.

Le rugby, c'est un monde, Seuil, 1979.

Voyous et gentlemen: une histoire du rugby, Gallimard, 2000.