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Joseph Blatter: «Parfois, l’ampleur de mes responsabilités me fait peur»

Le patron haut-valaisan du ballon rond planétaire depuis onze ans parle de son statut de chef d’Etat, de la première Coupe du monde africaine, de la future révolution du «6+5», des folies du Real Madrid, de l’imminent contrôle informatique des transferts par l’organisme faîtier. Interview sans fard.

Désormais, la Fédération internationale de football association a sa propre rue sur la colline cossue du Züriberg. L’adresse du nouveau siège de l’instance faîtière, inauguré en 2006 (l’ancien se situait au pittoresque Sonnenberg), est ainsi libellée: FIFA-Strasse zwanzig. Là, jouxtant une pelouse synthétique et… le zoo du Dolder, un bâtiment digne d’un paquebot des temps modernes, un peu froid mais aux espaces vertigineux. Un brontosaure et ses dix mètres d’encolure pourrait prendre place dans le hall d’accueil.

En son bureau sis aux sphères supérieures, vaste, fonctionnel, dépourvu du moindre luxe ostentatoire, le patron de la planète foot, Joseph «Sepp» Blatter, nous reçoit avec le sourire franc de l’homme de terrain.

Le Temps: Le 27 juillet prochain, vous êtes invité à la Maison-Blanche par Barack Obama. Le président de la FIFA a-t-il rang de chef d’Etat?

Joseph Blatter : Si je considère que je suis toujours accueilli par les plus hautes autorités, je dois répondre oui. Le football joue un tel rôle dans le monde actuel que je suis bien reçu, avec respect.

– De quoi allez-vous parler avec M. Obama?

– Je crois qu’il veut m’entretenir de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud et de sa possible présence à la cérémonie d’ouverture, puisque je l’y ai convié. Ses racines africaines étant très vivaces, il entend apporter un message chargé de symbole.

– Ce statut de ténor planétaire vous honore ou vous laisse indifférent?

– Je le prends comme une reconnaissance du travail que j’accomplis en faveur du football depuis 34 ans. Aujourd’hui, la FIFA n’est plus seulement une institution qui gère notre sport. Celui-ci a acquis une dimension sociale, culturelle, politique – lutte pour l’éducation des jeunes, contre la pauvreté. Parallèlement, il est devenu un phénomène économique puissant.

– Quelle masse d’argent le ballon brasse-t-il par année?

– Environ 300 milliards de dollars, selon une étude du cabinet Deloitte & Touch. Cela sans tenir compte des revenus touristiques liés au football.

Et combien de gens tournent peu ou prou autour du ballon?

– Les 208 associations nationales affiliées à la FIFA représentent 260 millions de personnes actives – joueurs, entraîneurs, dirigeants. En partant de l’extrapolation raisonnable que chacun d’eux draine trois ou quatre proches, on atteint le milliard d’êtres humains. Soit un Terrien sur sept. Quelquefois, ça me fait peur côté responsabilités!

– Un match Irak-Palestine a eu lieu lundi dernier à Bagdad, où l’on n’avait plus disputé de rencontre internationale depuis 2002. Que vous inspire cet événement?

– C’est fabuleux! La Fédération irakienne de football a continué de jouer pendant toute la durée de la guerre, mais aucune équipe nationale n’osait venir à Bagdad. C’est chose faite. Nous avions organisé un match similaire en octobre 2008 à Ramallah, entre la Palestine et la Jordanie. Cela prouve que le football est plus fort que la guerre, parce qu’il est unanimement reconnu par les politiques. Ici, en Suisse, on ne s’en aperçoit pas vraiment.

– L’actualité chaude touche aussi le FC Sion, interdit de transferts par la FIFA à la suite de l’affaire El-Hadary, mais auquel le Tribunal arbitral du sport vient d’accorder l’effet suspensif. Allez-vous réagir?

– D’abord, il ne s’agit pas d’une décision de la FIFA, mais d’un organe juridique appelé Chambre de résolution des litiges, composé de représentants des joueurs et des clubs que la FIFA se borne à faire nommer. Ensuite, l’effet suspensif du TAS permet au FC Sion d’opérer des transferts valides quel que soit le futur verdict, sans préjuger de celui-ci. Ce cas n’a rien à voir avec un «duel de Valaisans Blatter contre Constantin», comme j’ai pu le lire par ailleurs.

– Venons-en à la première Coupe du monde sur le continent noir, l’an prochain en Afrique du Sud. C’est clairement votre bébé, non?

– Je milite pour cela depuis mon accession à la présidence, et même avant. L’Afrique a le droit d’organiser le Mondial. Elle est le seul continent qui ne l’a jamais reçu jusqu’ici. On a tendance à ne pas faire confiance aux Africains. Nous avons opté pour l’attitude inverse. Et vous verrez en 2010 que nous aurons eu raison. Maintenant, je ne nie pas que ce soit une réussite personnelle.

– Que vous a enseigné la récente Coupe des Confédérations, en juin, véritable répétition générale à une échelle réduite?

– Nous avons discerné quelques améliorations à réaliser, notamment en matière de transports et de logement. L’Afrique du Sud attend 450 000 visiteurs lors de la Coupe du monde, elle doit corriger le tir sur ces deux points essentiels. D’autant que le pays est grand, sa superficie correspond à celles de la France et de l’Espagne réunies, soit un million de kilomètres carrés. Ses télécommunications sont certes au top, mais il reste des devoirs à faire!

– Et la sécurité, dont on s’inquiète beaucoup vu le taux de criminalité élevé à l’intérieur des principales villes?

– Sur ce plan, nous n’avons pas enregistré le moindre couac durant la Coupe des Confédérations. La même situation se reproduira l’an prochain, sans que la présence policière soit dérangeante. Non, le problème principal concerne bien le logement des touristes. Afin d’y remédier, le gouvernement prévoit des hôtels flottants à Port Elizabeth et Durban. Au Cap, à Johannesburg et Pretoria, tout est OK. J’ajoute que, depuis la fin de l’apartheid, en 1989, onze millions d’étrangers visitent l’Afrique du Sud chaque année. Cela devrait signifier qu’une certaine sécurité existe…

– Plus anecdotique, la polémique autour du bruit assourdissant des «vuvuzelas», ces trompettes en plastique prisées des supporters sud-africains et dont le son ressemble à celui d’un gigantesque essaim d’abeilles. Les télévisions s’en sont plaintes. Allez-vous interdire ces engins?

– Est-ce que vous empêcheriez les Suisses d’agiter leurs toupins? Non, bien sûr. Cela dit, le volume des «vuvuzelas» baissera en 2010 où nous aurons, en moyenne, 60% de spectateurs étrangers dans les stades. Lors de la Coupe des Confédérations, on a dénombré 90% d’autochtones.

– En vue du Mondial 2018, la FIFA a enregistré deux candidatures bicéphales, Belgique/Pays-Bas et Portugal/Espagne. Y êtes-vous toujours opposé depuis l’expérience trop coûteuse Corée du Sud/Japon 2002?

– La résolution adoptée à l’époque par le comité exécutif demeure valable. Il peut toutefois la modifier ou l’abroger via un nouveau scrutin. En attendant, ces pays déposent leurs dossiers sans garantie d’être acceptés. A titre personnel, je pense que, si un pays peut accueillir seul la Coupe du monde, tout est beaucoup plus facile.

– En 2012, l’Eurofoot, lui, aura lieu pour la troisième fois dans deux Etats distincts, en l’occurrence la Pologne et l’Ukraine. Inconscience ou effet de manche politique?

– Au moins, le Benelux et la Péninsule ibérique font partie de l’Union européenne et battent la même monnaie. La Pologne et l’Ukraine me paraissent un cadeau empoisonné pour Michel Platini [président de l’UEFA depuis janvier 2007]. On voit que les faire travailler ensemble n’a rien d’aisé.

– Autre dilemme majeur: vous continuez de prôner le quota «6+5» au sein des clubs – six joueurs sélectionnables en équipe nationale sur la pelouse, plus cinq étrangers –, alors que la Commission européenne n’en veut pas. Pourquoi?

– (Il sort un document avec fierté) Pour la première fois, le sport est mentionné en tant que tel dans un traité européen, celui de Lisbonne. Lequel a encore besoin d’un vote positif de l’Eire, au mois d’octobre, pour être entériné. Or, son article 165 dit: «L’Union contribue à la promotion des enjeux européens du sport, tout en tenant compte de ses spécificités, de ses structures fondées sur le volontariat ainsi que de sa fonction sociale et éducative.» Ainsi, on ne parle plus seulement du sport comme d’un travail soumis à la libre circulation de ses salariés. De surcroît, l’alinéa b) stipule que l’UE entend «développer la dimension européenne du sport en promouvant l’équité et l’ouverture dans les compétitions».

– Equité et ouverture ne riment pas forcément avec contingentement des étrangers…

– Si, car cela émarge à la notion de «spécificité des structures», signifiant que le «6+5» ne serait pas incompatible avec le nouveau Traité de Lisbonne. Dès qu’il sera approuvé par la République d’Irlande, nous commencerons à appliquer cette mesure progressivement, à partir de la saison 2011-2012. Ainsi, le «6+5» deviendrait effectif pour les championnats nationaux 2014-2015.

– Cette révolution juridique va provoquer un séisme comparable à l’arrêt Bosman de 1995!

– Oui, mais je rappellerai que d’autres disciplines collectives – hockey sur glace, basketball, volleyball – connaissent déjà ce genre de restriction sans que quiconque y ait trouvé à redire…

– Côté transferts, le mercato de l’été 2009 semble calme, n’étaient-ce les coups fumants de Florentino Pérez, patron du Real Madrid. Celui-ci fausse-t-il le marché, comme le prétend Michel Platini?

– Je constate que le mercato somnole parce que, crise oblige, il y a moins d’argent à disposition des clubs. S’agissant du Real, il a procédé à une titrisation de ses droits marketing et TV. Autrement dit, le club les a placés en banque, ce qui lui ouvre un crédit considérable. En outre, M. Pérez dispose de gros moyens personnels. Est-ce bon ou mauvais pour les marchés des transferts? Je répondrai ceci: aussi longtemps que l’argent est à disposition du football, utilisons-le. Les sommes versées pour l’acquisition de Cristiano Ronaldo [93 millions d’euros] ou Kaká [65 millions d’euros] ne me choquent pas, dans la mesure où la valeur et le talent d’un footballeur sont visibles deux fois par semaine sur le terrain.

– Cependant, il paraît que la FIFA ambitionne de mieux contrôler le mercato.

– C’est exact. Nous sommes en train de tester un programme informatique nommé Transfer Matching System. Ce logiciel rend transparents tous les transferts internationaux sur les ordinateurs de la FIFA. Quand le système sera pleinement opérationnel, après la Coupe du monde 2010, nous pourrons vérifier les transactions, l’offre, la demande, empêcher les tricheries du style double contrat. Ce ne sera pas la panacée contre l’ensemble des dérives, mais un progrès immense dans le sens de la rectitude.

– Les agents de joueurs ne doivent pas être ravis…

– Non.

– En termes de lutte antidopage, on a le sentiment que le foot traîne les pieds, lui qui n’applique pas les contrôles sanguins.

– Détrompez-vous! Après les essais infructueux du Mondial 2002, la FIFA les a réintroduits l’an passé. Durant la dernière Coupe des Confédérations, 131 tests sanguins ont été effectués, tous négatifs. Globalement, la famille du football procède à 25 000 contrôles annuels pour 0,02% de tricheurs, plus amateurs de stupéfiants que de substances dopantes. Sachant que chaque test coûte 1000 dollars, soit 25 millions au total, on se pose des questions sur leur pertinence en regard des résultats obtenus. Je n’entends évidemment pas diminuer ces contrôles… ni les augmenter non plus!

– Autre fléau plus répandu, le racisme dans les stades. Que faire au-delà des mots et de la bonne volonté?

– Il s’avère difficile d’identifier les auteurs de ces actes sur les gradins, sauf s’il s’agit d’un groupe de hooligans déjà répertoriés. A mon avis, l’unique sanction possible ne consiste pas en une amende salée infligée au club «responsable», mais en un retrait de points en championnat, en Coupes d’Europe, jusqu’à sortir l’équipe de la compétition. Punitions d’ailleurs prévues par notre code disciplinaire. Faute de quoi nous ne parviendrons pas à éradiquer ce problème.