L'essai manqué du rugby français à Genève
Rugby
Pour la première fois, le club d’Oyonnax a tenu samedi 14 octobre un match de Coupe d’Europe au stade de la Praille. Un vieux rêve qui n’a pas attiré le public genevois. «Il fallait essayer», dit-on des deux côtés de la frontière

Le sport a son propre univers financier, ses propres codes économiques. Afin de mieux les comprendre, Le Temps consacre des articles réguliers à la thématique du sport business. Chaque mois, retrouvez nos enquêtes, portraits, reportages ou analyses sur ces liens qui unissent le sport et l'argent.
Samedi soir au stade de la Praille. Le halo lumineux posé en bordure de l’autoroute attire quelques grappes de maillots verts qui descendent des bus et des files d’écharpes rouge et noir qui remontent à grandes enjambées la route des Jeunes. Les tribunes semblent encore désertes, alors le vert, le rouge et le noir se mêlent et se mélangent sur le parvis, une bière à la main.
C’est soir de match à Genève. Pourtant, Servette a joué la veille, et battu Vaduz 2-0 en Challenge League. Il y a bien match, mais pas de football. Et pas d’une équipe suisse. Ce samedi 14 octobre, l’US Oyonnax «reçoit» la province irlandaise du Connacht pour la première journée de la Challenge Cup de rugby.
Oyonnax, deuxième ville du département de l’Ain, 23 000 habitants à 75 kilomètres de Genève, prospère grâce à son industrie plastique mais brille depuis 2013 par son équipe de rugby. Depuis qu’ils se sont hissés dans le Top 14 – l’élite du rugby français –, les «Oyomen» remplissent un week-end sur deux leur fief de Charles-Mathon. Ce petit stade est parfait pour mettre l’adversaire sous pression mais nettement moins adapté pour développer une offre VIP ou augmenter les recettes. Très vite, le président de l’USO, Thierry Emin, comprend que son club doit sortir économiquement de sa vallée s’il veut se maintenir en Top 14.
Lire aussi: Oyonnax, l’irréductible village gaulois du rugby français
«Oyonnax, c'est une équipe de chez nous»
Cela tombe bien: à Genève, on cherche à remplir le stade, qui sonne creux depuis pratiquement le premier jour. En 2013, un accord avait été trouvé pour que l’équipe de football d’Evian-Thonon-Gaillard dispute ses rencontres de Ligue 1 à domicile à la Praille, mais l’UEFA avait mis son veto. Le rugby est moins frileux: Biarritz a déjà joué à San Sebastian, et Perpignan à Barcelone. En 2007, l’équipe de Bourgoin avait déplacé 18 000 personnes à Genève pour un match de Coupe d’Europe contre la province du Munster.
Délocaliser une rencontre de prestige à Genève, l’idée fait son chemin à Oyonnax. «Nous voulions depuis longtemps élargir notre rayonnement, faire savoir qu’à moins de cent kilomètres de Genève il y a un club de rugby de haut niveau, explique Thierry Emin. Les meilleurs joueurs au monde jouent en Top 14 et le public peut les voir à Oyonnax.»
Au printemps dernier, le club, la mairie d’Oyonnax et le canton de Genève conviennent d’organiser cette saison une rencontre de Top 14 ou de Coupe d’Europe à la Praille. «C’est une très bonne nouvelle pour la région, le sport et le stade», s’est félicité le président du Conseil d’Etat François Longchamp, le 6 juillet dans 20 minutes. Oyonnax, c’est une équipe de chez nous.»
Au-delà du Grand Genève
A voir… Théoriquement, le Grand Genève s’arrête au Fort l’Ecluse, là où le Rhône se faufile dans un goulet avant de reprendre ses aises vers Bellegarde. Le Haut-Bugey, c’est la «vraie» France. Un autre monde, pas naturellement tourné vers la Suisse.
Combien se sont déplacés samedi à Genève? Dimanche matin, Le Dauphiné libéré annoncera 4500 spectateurs, mais on est plus proche des 2300 du vendredi pour le football. Avant le coup d’envoi, les Français scandent «Ici, ici, c’est O-yo-nnax», sans trop y croire. Sur le terrain, les Irlandais, plus vifs, plus joueurs, leur donnent le tournis. La première mi-temps est spectaculaire (trois essais de chaque côté), la seconde à sens unique (21-0 pour le Connacht).
Pour sa première à Genève, Oyonnax boit la tasse sur le terrain (15-43) et prend un bouillon en tribunes. Au sortir des vestiaires, le président du club, Thierry Emin, a un petit rictus fataliste. «Le bilan est plus que mitigé, forcément. Nous sommes déçus par l’affluence. Apparemment, il est dur de changer les habitudes des gens. Nous avons encore du travail pour être identifiés loin de nos bases.»
Un imbroglio administratif
Pourtant, Oyonnax avait joué cet été un match amical de présaison contre le Stade Français devant 3500 spectateurs à Nyon. C’est ce qui avait décidé Thierry Emin de tenter le coup. Contre le Connacht, pour attirer les 16 000 Anglo-Saxons de Genève. Que s’est-il passé?
«Nous avons eu des difficultés à faire homologuer le stade, explique Laurent Moutinot, président de la Fondation du Stade de Genève (FSG). Dans un premier temps, la Fédération suisse estimait que ce n’était pas à elle de le faire parce qu’il n’y avait pas d’équipe suisse. La Fédération française ne voulait pas non plus parce que le match n’avait pas lieu en France. Après, la Fédération suisse a accepté de s’en charger et la Fédération française a alors estimé que c’était à elle de le faire…»
Finalement, le stade est homologué – par les Suisses – huit jours avant la rencontre. «Il ne restait plus qu’une semaine pour lancer la promotion du match et la vente de billets», regrette Laurent Moutinot.
«Il ne faut pas regretter, c'était une expérience à tenter»
Dans les cartons depuis des années, acté sur le fond en juillet dernier, le projet se finalise dans l’urgence. Pour combler le temps perdu, l’US Oyonnax va au plus simple. Campagne d’affichage dans les TPG, quelques quarts de page de pub dans la Tribune, un peu de promo dans les clubs de rugby en Suisse et c’est tout.
On oublie l’opération financière: tarif unique de 15 euros, avec placement libre dans le stade, abonnements de saison valables à Genève. Le club, qui n’a pas eu le temps d’affréter des bus, indique les parkings gratuits autour du stade et recommande un itinéraire «pour ne pas payer la vignette suisse». Une première fois, c’est toujours un peu décevant. «Il ne faut pas regretter, insiste Thierry Emin, c’était une expérience à tenter. Je ne sais pas si on le reproduira mais c’était bien de venir et de se faire connaître. Les relations avec les politiques et la Fondation du stade ont été excellentes. Nos partenaires ont apprécié d’être si bien reçus.»
Un déficit supporté à deux
Pas de regret non plus du côté de l’European Professional Club Rugby (EPCR), l’organe faîtier des compétitions européennes de clubs. Tom Walsh, son directeur de l’événementiel et des opérations, a assisté au match en voisin. Depuis 2014, l’EPCR est basé à Neuchâtel. «Mais nous déménagerons l’année prochaine à Lausanne, pour nous rapprocher du CIO.»
Plutôt que la faible affluence, Tom Walsh préfère se réjouir que le rugby ait touché un nouveau territoire. «Ce week-end, il y a eu des matches de Challenge Cup en Russie, en Allemagne, en Italie, en Roumanie, en Suisse. Les finales auront lieu à Bilbao, en Espagne, pour la première fois. C’est positif!»
Le bilan financier, lui, sera négatif. Les pertes seront partagées en parts égales des deux côtés de la frontière. «Au regard des conditions très particulières dans lesquelles s’est organisé ce match, nous avons décidé de faire moitié-moitié des pertes ou des profits, détaille Laurent Moutinot. On ne peut pas se permettre de perdre de l’argent à chaque fois, mais nous allons redire à nos partenaires français que nous restons intéressés de les recevoir à Genève.» Le rugby est un sport où l’on apprend à se relever.
Notre précédent article: Les occasions manquées du fair-play financier