L’image, célèbre, est devenue une carte postale incarnant l’esprit de Londres: un homme nu raccompagné hors de la pelouse de Twickenham par trois bobbies anglais, dont l’un offrant son casque comme cache-sexe. Ce cliché a popularisé la figure du streaker, individu a priori inoffensif qui aime perturber les matchs de football ou de rugby, à la recherche d’un moment de gloire vite plaquée au sol. Ce printemps a vu fleurir sur les gazons des perturbateurs d’un genre nouveau. Pas venus pour montrer leurs fesses, mais pour faire passer un message en lien avec le changement climatique ou le bien-être animal.

En mars, quatre matchs de Premier League anglaise ont été perturbés par ces gêneurs. Lors d’Everton-Newcastle, Louis McKechnie ceinture son cou à un poteau de l’un des buts. Le jeune homme de 21 ans garde un visage impassible pendant que les 40 000 fans autour de lui s’impatientent. Il arbore un t-shirt orange siglé «Just Stop Oil». Du nom de l’association pour laquelle il milite, et qui combat l’utilisation des énergies fossiles.

D’autres militants ont pénétré sur les prés lors d’Arsenal-Liverpool et Wolverhampton-Leeds. Nathan McGovern, 22 ans, étudiant, a perturbé la rencontre Tottenham-West Ham. «C’était une expérience irréelle, je suis un grand fan de foot, et c’était agréable d’aller voir ce match, raconte-t-il. C’est devenu stressant avant de pénétrer sur la pelouse pour interrompre la partie. Je sais comment sont les fans, et les insultes que tu peux recevoir. J’avais peur de ce qui pouvait arriver, mais j’ai encore plus peur de ce qui va arriver si on ne fait rien pour la planète.»

«Une enquête fait moins le buzz»

Le mois suivant en Allemagne, deux militants pour le climat se sont aussi attachés au poteau lors du match de Bundesliga entre l’Eintracht Francfort et Fribourg. A l’autre bout du monde, ces gestes inspirent. Andrew George a vu les images des militants de Just Stop Oil. Elles lui ont donné des idées. Début avril, l’ingénieur de 33 ans a pénétré sur la pelouse du Shark Park de Sydney, en Australie, interrompant le match de National Rugby League (rugby à 13) entre les Cronulla Sharks et les Wests Tigers. «J’ai été impressionné par les gars de Just Stop Oil. Le rugby est le sport le plus populaire ici. L’idée, c’est que l’événement est filmé en direct dans tout le pays, et en plus l'équipe des Sharks est la préférée du premier ministre, Scott Morrison. Donc on s’est dit qu’en stoppant ce match notre message aurait un impact.»

«On», c’est Fireproof Australia, une association qui milite pour que le gouvernement australien respecte les recommandations de la Royal Commission (une commission d’enquête créée en 2020) sur les feux de brousse. «Le rapport explique qu’il faut augmenter notre flotte d’hydravions pour combattre ces feux, poursuit Andrew George. Certains ont perdu leur maison il y a près de deux ans, et n’ont toujours pas été relogés. Le gouvernement ne fait pas assez, c’est pour ça que je suis entré sur ce terrain.»

Aux Etats-Unis, Alicia Santurio a tenté de se coller à un parquet de NBA avec de la glu, lors du match entre les Minnesota Timberwolves et les Los Angeles Clippers. «On a enquêté pendant plusieurs années sur le massacre de poulets dans la ferme appartenant à Glen Taylor (5,3 millions de poulets ont été tués pour combattre une épidémie de grippe aviaire), l’un des propriétaires des Wolves. Seulement, une enquête ne te donne pas assez de buzz. Pour marquer le coup, on a voulu perturber ce match», explique celle qui travaille au sein de Direct Action Everywhere, organisation de défense des droits des animaux.

Plaider «l’excuse légitime»

En entrant sur les terrains, ces militants veulent aussi rappeler que le sport sera lui-même «victime» du climat. Nathan McGovern, fan de Coventry City (2e division anglaise), appuie: «La crise du coronavirus a arrêté le football. Avec le changement climatique, ça pourrait être la même chose. On a déjà vu des stades inondés. Et les instances comme l’UEFA ou la FIFA ont un pouvoir; si elles rejoignaient la lutte pour un football durable, elles pourraient influencer beaucoup de fans. Au lieu de ça, elles collaborent avec des entreprises liées aux énergies fossiles. L’UEFA vient seulement d’abandonner Gazprom, ça aurait dû être fait bien avant.» Comme en octobre 2013, lorsque des militants de Greenpeace perturbèrent le début du match de Ligue des champions entre Bâle et Schalke en descendant en rappel du toit du stade Saint-Jacques, déployant une banderole hostile aux activités de Gazprom en Arctique.

Fin 2019, les feux de brousse en Nouvelle-Galles du Sud avaient provoqué l’annulation d’événements sportifs. Le mois de janvier suivant, la ligue de rugby et l’Open d’Australie annonçaient une nouvelle politique de qualité de l’air, avec des mesures selon des critères précis, avant chaque match. «Des sécheresses, des feux de brousse, des inondations, ça a déjà commencé. Et les supporters le savent, le cricket, le rugby, le tennis, tous ces événements ont déjà été empêchés par le dérèglement climatique», peste Andrew George.

Est-ce que les stades deviendront des lieux de protestation verte à l’avenir? Malgré ses 17 jours de prison à la suite de son action, Andrew George veut continuer à faire passer le message lors d’événements sportifs. «Ils ont voulu faire un exemple, mais je vais continuer à faire le sale boulot. La prochaine fois, je n’entrerai pas tout seul sur la pelouse», prévient-il.

En Angleterre, Nathan McGovern et ses copains ont passé près de huit heures au poste, avant d’être relâchés. Ils ont tous plaidé non coupable parce que le Football Offenses Act (1991) dit qu’il est interdit d’entrer sur le terrain sans «excuse légitime» (lawful excuse). «Notre excuse légitime, c’est celle du droit de protester, et tirer la sonnette d’alarme dans l’intérêt des gens et de la planète», oppose McGovern, comme dans une répétition de son futur procès. Quand on lui apprend que les actions de Just Stop Oil ont inspiré bien au-delà des îles Britanniques, il renvoie: «C’était le but, il faut que ça continue.»