Un étrange sentiment de malaise flotte sur Melbourne. L’Open d’Australie de tennis s’est ouvert lundi avec les affirmations de la BBC et du site Buzzfeed sur un vaste scandale de matchs truqués. Si ce problème est ancien dans le monde du tennis, l’affaire va plus loin: cette fois il serait question de grands joueurs, dont huit engagés actuellement à Melbourne, et de certaines rencontres de Wimbledon et Roland-Garros. Surtout, l’ATP aurait couvert ces cas de tricherie. Si Novak Djokovic a admis avoir été approché en 2007 pour perdre un match (une anecdote qu’il avait déjà racontée par le passé), beaucoup comme Roger Federer se sont agacés. «Qui? Quoi? J’aimerais entendre des noms. Au moins ce serait concret et on pourrait en débattre», a déclaré le Bâlois après sa victoire au premier tour sur le Géorgien Basilashvili (6-2 6-1 6-2).

Faute d’informations probantes, Le Temps a contacté Lionel Maltese, maître de conférences à Aix-Marseille Université et professeur à la Kedge Business School. Cet économiste du sport travaille depuis quinze ans au développement du tournoi Open 13 de Marseille et de l’Open de Nice Côte d’Azur.

– Que pensez-vous des accusations de la BBC et de Buzzfeed?

– S’il y a vraiment des noms qui sont sortis, il faut confier ça à la justice, comme pour la FIFA, et enquêter. Mais franchement, je n’y crois pas. Il me paraît un peu bizarre, pour connaître l’ATP, que des documents comme ça circulent. Je suis aussi surpris que l’on parle de matchs arrangés sur les tournois du Grands Chelem, ce sont les tournois les plus surveillés et les mieux contrôlés. Ce sont aussi ceux où les joueurs ont le plus d’intérêt en jeu, parce que c’est là qu’ils font leur argent et leur notoriété. Quant à voir des grands joueurs impliqués, cela me semble carrément impensable. Un joueur bien classé prendrait un risque fou de perdre tout ce qu’il gagne en prize-money, en garanties, en contrats publicitaires pour quelques dizaines de milliers de dollars.

– Mais le tennis fait-il tout pour éradiquer ce fléau?

– L’ATP a un département anti-paris, des data scientists qui analysent les données de tous les matchs. S’ils repèrent quelque chose de suspect, de non conforme aux statistiques moyennes du joueur, ils vont le surveiller de plus près. Ils imposent aux organisateurs de tournoi un cahier des charges très contraignant. Cela nous coûte cher, ces mesures, croyez-moi. Nous faisons également beaucoup d’efforts pour débusquer les personnes qui transmettent en direct des données sur les matchs à des parieurs.

– Comment cela fonctionne-t-il?

– Il faut savoir qu’il y a quelques secondes d’écart entre le moment où l’arbitre valide un point et le moment où le score est enregistré sur les sites de paris en ligne. Des gens se cachent dans les tribunes pour envoyer instantanément le score par sms à des complices qui misent. Cela se joue à la seconde près et c’est bien sûr interdit, comme cela est mentionné au dos de tous les tickets. Une année au tournoi de Nice, j’en ai repéré dix! Ce sont souvent des Russes, ils sont souvent sur les petits matchs, portent souvent des lunettes noires ou une casquette et cachent plusieurs téléphones mobiles dans leur veste. Je paye même un photographe pour shooter ce genre de personnes dans le public. Quand on en repère un qui pianote sur son smartphone à chaque point, on l’interpelle et le cas échéant, on l’expulse.

– Pour en revenir aux joueurs corrompus, on cite souvent le cas de Nikolay Davydenko en 2007, mais il n’a jamais été sanctionné.

– Chez nous à l’Open 13 de Marseille, je l’ai vu perdre 6-1 6-0 contre un joueur mal classé alors qu’il était N° 5 mondial. Il n’avait pas envie de jouer. J’ai déjà vu Gaël Monfils balancer des matchs. Que faire contre ça? Vous pouvez perdre un set, un jeu de service, qui va pouvoir prouver que vous l’avez fait exprès? Djokovic a perdu une fois à Roland-Garros sur une double faute. Et même si vous l’avez fait exprès, comment dire que vous avez été corrompu?

– Les paris truqués représentent une grosse menace pour le tennis?

– Oui, c’est l’un des sports où le risque est le plus fort parce qu’il y a beaucoup de matchs, parce que c’est très télévisé, et aussi parce qu’il y a énormément de statistiques. Les statistiques sont un atout pour parier, vous pouvez vraiment faire des prévisions très fines. C’est un vrai danger et l’ATP en est conscient. Les joueurs sont sensibilisés au fait que celui qui triche est mort économiquement, il n’entrera plus dans aucun tournoi, personne ne voudra le prendre. Mais ceux qui ne gagnent presque rien, ou même qui perdent de l’argent, ont moins à perdre. Le plus gros danger, c’est l’écart-type des gains dans le tennis. Un Djokovic, un Nadal, un Federer, gagnent des sommes colossales comparativement à des joueurs moins bien classés mais qui sont pourtant capables de les battre.

– Il y aurait moins de tentation si les dix meilleurs ne se partageaient pas 90% de l’argent du tennis?

– C’est le marché. Les gens veulent voir la finale d’un tournoi, un match Federer-Djokovic. Aucun tournoi ne remplit son stade sur les premiers tours.

– L’économie du tennis brasse des centaines de millions de dollars mais ne fait vivre qu’une centaine de joueurs et tout le monde trouve cela normal.

– C’est injuste mais c’est la conséquence d’un marché sans régulation. On est dans la logique de la rareté. Le tennis est financé uniquement par les entreprises, les droits télés et les recettes de billetterie; tous veulent voir les meilleurs. C’est un peu comme un festival de musique: U2 est très bien payé et autour il y a des petits groupes qui jouent pour presque rien.