Le thermomètre du stade du Littoral de Colombier affiche 37 degrés Celsius, «mais il exagère toujours», paraît-il. Peu importe: en ce début d’après-midi de juin, le soleil est à son zénith, la canicule à son paroxysme. Sur le tartan, Justin Murisier enchaîne les exercices d’école de course. Il a fait quelques longueurs en avançant par bonds latéraux, posant à chaque fois son pied à l’extérieur du couloir numéro 3. Il passe maintenant aux «transitions». Il commence en se tapant les fesses avec les talons et, sur une soixantaine de mètres, fait évoluer sa course vers le sprint. Bientôt, la séance se poursuivra sur les gradins qui jouxtent la piste. Il les parcourra à la montée, à la descente, tout droit, en diagonale, sur une jambe, à pieds joints. Après près de deux heures d’effort, le visage rougi et le souffle court, il s’en va remplir sa gourde. «Tu veux savoir ce que je ressens? Là, tout de suite, j’en ai juste marre…»

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Lorsque le printemps arrive, les sportifs d’hiver disparaissent de la lumière des projecteurs mais ne partent pas en vacances pour autant. Depuis les championnats de Suisse à la mi-avril, Justin Murisier n’a guère fait que trois petites semaines de pause. Début juin déjà, sa saison 2017-2018 a véritablement commencé. Il y aura les Jeux olympiques de Pyeongchang, en février. Avant cela, il devra assurer sa qualification pour la Corée du Sud en entrant, en Coupe du monde, une fois dans le top 7 ou deux fois dans le top 15 de sa discipline. Mais d’abord, il doit se prêter à une éprouvante préparation physique estivale. Il appelle ça la «condi». C’est surtout un mal nécessaire.

Suivi ultraindividualisé

Pour s’y astreindre, le skieur valaisan s’exporte sur les bords du lac de Neuchâtel. C’est là que travaille Florian Lorimier, l’ancien préparateur physique de Didier Cuche. La fédération Swiss-Ski offre à ses athlètes un staff complet, mais certains préfèrent sortir du cadre pour bénéficier d’un suivi plus personnalisé. Pour Justin Murisier, le virage a mis du temps à se dessiner. «Quand je suis arrivé en Coupe du monde, j’ai côtoyé Didier Cuche pendant deux saisons. Il me disait que j’avais du potentiel, mais qu’il fallait que je bosse de la bonne manière… J’avais déjà ces mots en tête, mais ce sont mes blessures qui ont provoqué le déclic.» En 2011 puis en 2012, son ligament croisé antérieur du genou droit se rompt. Deux hivers sans ski. «Quand j’ai recommencé à m’entraîner physiquement, les exercices étaient toujours identiques alors que j’avais été opéré deux fois du même genou. Je me disais qu’il y avait sans doute un moyen de travailler de manière plus spécifique.»

Pour beaucoup de skieurs, il n’y a pas pire qu’une séance de renforcement du tronc, c’est très dur. Mais moi, cela m’est tellement utile que cela ne me dérange pas d’y passer du temps

Justin Murisier

«Avec les athlètes de haut niveau, mon suivi est ultraindividualisé, valide Florian Lorimier. Je vois Justin pour cinq ou six séances par semaine. La plupart du temps, il est seul et nous sommes dans un travail vraiment qualitatif, adapté à la minute voire à la seconde en fonction des réactions de son corps.» Les deux hommes parlent beaucoup mais l’expertise du préparateur physique va au-delà de ce que l’athlète exprime. Il scrute les appuis, la posture, l’équilibre des articulations. Corrige en temps réel. Sur le tartan puis les gradins du stade du Littoral, son regard ne quitte pas les jambes du sportif. Mot d’ordre: différenciation. «Il doit être capable de faire des pas très appuyés puis d’autres très légers, c’est capital en ski alpin.»

Le tronc, cet essentiel

Deux semaines plus tard, nous retrouvons Justin Murisier dans l’institut de Florian Lorimier, à Auvernier. Au programme: une séance de renforcement du tronc. «Pour Justin, qui a connu des problèmes de dos, cela représente un bon tiers du travail physique, explique le coach. L’an dernier encore, il devait arrêter certaines séances de bondissements à la moitié à cause de ses douleurs. Aujourd’hui, il les termine sans problème.»

Les exercices s’enchaînent pendant deux heures et varient à l’infini. Les yeux du sportif sont exorbités et ne laissent guère transparaître que de la souffrance. «Pour beaucoup de skieurs, il n’y a pas pire qu’une séance de renforcement du tronc, c’est très dur. Mais moi, cela m’est tellement utile que cela ne me dérange pas d’y passer du temps. Si cela me permet de chasser mes maux de dos, cela vaut le coup, quitte à passer un peu moins de temps à prendre de la force pure.»

Contrairement aux idées reçues, les skieurs ne passent pas leur temps à pousser de la fonte. Encore moins lorsque leur musculature est développée comme celle de Justin Murisier, qui garde de son apprentissage de bûcheron des cuisses énormes et des bras noueux. «Il lui suffit de regarder un poids pour prendre de la masse», se marre l’entraîneur du groupe technique de Swiss-Ski Matteo Joris, passé ce jour-là par Auvernier pour voir son protégé à l’œuvre.

Le paradoxe du skieur

La moitié de la semaine, le skieur effectue ses séances seul chez lui, en Valais. Le reste du temps, il travaille directement avec son préparateur physique. De temps en temps, d’autres sportifs l’accompagnent. Deux jeunes skieurs transpiraient avec lui sur le stade du Littoral. Lors d’une autre séance, un parcours d’explosivité réalisé dans une salle de gym, les champions de motocross Valentin Guillod et de Moto2 Robin Mulhauser étaient de la partie. «Forcément, dans ces situations, mon attention n’est pas focalisée que sur les réactions de Justin. Mais ce qu’on perd à ce niveau, on le gagne en stimulation et cela fait aussi du bien», commente Florian Lorimier.

Dans la touffeur d’une piste d’athlétisme ou la moiteur d’une salle de sport, le ski paraît bien loin. Il est pourtant là, en fil rouge. «Je ne peux pas dire que j’y pense tout le temps, non. Mais quand cela devient dur, je me projette sur mes skis pour me rappeler pourquoi je suis là…» Ce dimanche, Justin Murisier prendra la route de Zermatt pour retrouver la neige. La préparation physique, pour autant, se poursuivra tout au long de sa route vers les Jeux olympiques. C’est le paradoxe du skieur d’élite: il choisit le métier parce qu’il aime skier, et c’est à la «condi» qu’il passe le plus de temps.


«Objectif Pyeongchang», sur les traces de Justin Murisier

Du 9 au 25 février 2018, des dizaines d’athlètes deviendront des champions olympiques d’hiver à Pyeongchang, en Corée du Sud. Pour la plupart d’entre eux, cela représentera un aboutissement. Mais entre le succès ultime et l’échec, il n’y aura pour certains que quelques centimètres ou quelques dixièmes de seconde; qu’une minuscule erreur technique ou un soupçon de malchance. Des détails invisibles à l’œil nu pour le spectateur lambda.

A 25 ans, Justin Murisier n’est ni le jeune chien fou ni le vétéran revenu de tout; ses résultats en font un candidat à une médaille, sans qu’elle ne lui semble promise; il est connu du public sans être une star inaccessible

Pour les avoir de leur côté, ces petits riens, les athlètes ne s’en remettent pas au hasard. Ils investissent temps, argent et efforts pour être une fraction de seconde devant les autres plutôt que derrière. Pour eux, la course ne commence pas dans le portillon de départ – où le public les rejoint en route – mais des mois en amont. Derrière une performance aboutie le jour J se cache des heures d’entraînement, des remises en question, des décisions difficiles, des sacrifices, des petits bonheurs aussi.

C’est ce processus complexe et non linéaire que Le Temps veut mettre en lumière dans «Objectif Pyeongchang», une série d’articles qui racontera le chemin vers les Jeux olympiques du skieur alpin valaisan Justin Murisier. Pourquoi lui? Une question de profil tout d’abord: à 25 ans, il n’est ni le jeune chien fou ni le vétéran revenu de tout; ses résultats en font un candidat à une médaille, sans qu’elle ne lui semble promise; il est connu du public sans être une star inaccessible. Une affaire de personnalité, aussi: Justin Murisier n’a pas peur de dire ce qu’il pense, d’assumer ses failles, de montrer l’envers du décor. Jusqu’aux JO, nous le suivrons lors de sa préparation, de ses compétitions, de ses journées de repos. Nous rencontrerons ceux qui travaillent pour son succès. Nous chercherons à comprendre toutes les étapes de son parcours.

Justin Murisier le sait: en février prochain, il sera un héros national ou un soldat oublié pour une fraction de seconde. Il s’est reconnu dans le projet d’expliquer tout ce qu’il s’y cache.